dimanche 13 mars 2011

Gagner du temps

Le bidonville de Jalousie toujours éveillé...
S'il y a une chose qui est particulièrement troublante en Haïti, c'est bien la gestion du temps. Il semblerait qu'il n'y ait pas assez de 24 heures dans une journée pour accomplir tout ce qui doit l'être — Henri Bourrassa, fondateur du Devoir, aurait été contraint de trouver une autre devise que «Fais ce que dois» pour son journal centenaire, qui serait probablement au moins deux fois plus vieux ici si l'on considérait la quantité de temps que les Ayisiens passent éveillés.

Environ 4h du matin, Cap-Haïtien, urgence hospitalière de type diarrhée-violente-qui-fait-étrangement-penser-aux-symptômes-du-choléra-et-ce-même-après-administration-d'un-sérum-oral-maison-et-d'antibiotiques-de-touristes-qui-ne-suffisent-pas-à-stopper-la-déshydratation. Visite obligée à l'hôpital départemental, donc, pour l'installation d'un sérum intraveineuse et plus de peur que de mal, finalement. 

Tout jour est-il [et ne dort pas beaucoup]. La deuxième ville en importance d'Ayiti s'active déjà. Les marchandes sortent fruits, légumes, vêtements, charbon, céréales et autres biens de la vie courante et du petit commerce, les «Jésus t'aime» fusent à grand coup de Nouveau Testament, les «bonjou» sont nombreux et réguliers et les vendeurs de «Digicel» — «le pi bon rezo» de téléphonie cellulaire — se relaient sous les parasols rouges qui s'ouvrent au petit jour qui ne point même pas encore à l'horizon.


Il faut rappeler qu'il est seulement 4h du mat' et que c'est samedi...

La semaine, les parents doivent se lever entre 4h et 5h pour aller reconduire les «ti-moun-yo» à l'école — le hip-hop est bien populaire en Ayiti, mais le «yo» créole renvoie plutôt à la forme plurielle du nom, ici «ti-moun», littéralement «petite personne», et par extension «enfant» —, qui commence généralement autour de 7h. Ils se lèvent si tôt en partie en raison du «blokis», cet embouteillage perpétuel, mais aussi de la distance qui les sépare de ladite école.. rarement de quartier. Souvent sans déjeûner, ces familles complètes partent donc en tap-tap, un trajet qui peut atteindre quelques heures — et oui, nous sommes toujours dans les limites de la ville.. En zone plus reculée, il est fréquent d'apercevoir les «ti-moun-yo», parfois seuls, circuler le long des routes, aventure parfois périlleuse, surtout lorsqu'il est question de franchir les routes sinueuses des montagnes qui parsèment le pays.

***

Ce qui pousse à croire que les Ayisiens ne dorment jamais. On le confirme à leurs yeux petits, bouffis, et rougis par le manque de sommeil et le soleil ardent. Dany Laferrière parle de «zombis», en particulier dans Pays sans chapeau (parce qu'on n'a jamais vu personne partir pour ce pays hors du commun avec un couvre-chef) — qui réfère également au vaudou, religion-pays de l'au-delà, entre ça et là, entre morts, vivants et morts-vivants, et entre autres existences catupultées dans un jour avec lendemain seulement «si Dye vle». Étrange syncrétisme, soit-il. Et même s'il éveille les consciences, c'est avec quelques signes de fatigue qu'il s'exprime le mieux.
Au marché de Fort-Liberté, petite sieste d'après-midi.

***

À propos des rendez-vous. Ça n'est pas comme si c'était important d'être à l'heure. «Twò prese pa fè jou louvri», dit le proverbe — être trop pressé ne fait pas se lever le jour, et/ou cela ne sert à rien de se précipiter...  Les Ayisiens passent tellement de temps à se rendre d'un lieu à l'autre qu'ils ont appris, avec le temps, à se servir de la vie courante (proposons marchante!) comme alibi. Le retard est rarement léger et doit être prévu dans l'aménagement d'un horaire. Un Ayisien, proportionnellement à l'importance de son titre, vous fera assurément attendre. Et ce, dans un sens comme dans l'autre, que vous alliez à sa rencontre ou qu'il vienne à vous. Le plus souvent, il se pointera — à date, il s'est toujours pointé! — mais Dieu seul sait quand... Il faut savoir que le temps peut aussi être instrumentalisé politiquement et que, malgré la montre à son poignet, l'horloge parlante sur son cellulaire et le soleil qui ne ment pas, rien ne permet de prévoir avec assurance l'arrivée d'un Ayisien.  «Oui, oui, je suis là, je suis presque arrivé.» Et lorsqu'il arrivera finalement, ce sera comme si de rien n'était, sourire fendu jusqu'aux oreilles, et «je suis content de te voir enfin» en prime. Apprendre à attendre, donc. Et par le fait même, apprendre un brin de sagesse ayisienne.

***
Et ici, pas de changement d'heure. Comme nos téléphones et autres gadgets électroniques sont devenus «intelligents», je me suis donc réveillé, sans en être consciente, avec une heure d'avance. Résultat: une heure d'attente avant mon départ. Décidément, j'abandonne la partie. Je ne gagnerai jamais contre le temps ayisien...!

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire