mardi 31 janvier 2012

Un Duvalier vaudrait mieux que deux tu l'auras...

JC Duvalier et sa femme, Véronique Roy, devant le
Palais de justice dePort-au-Prince, le 20 janvier dernier.
(Photo: Thony Bélizaire/AFP)
«Moi je l’aime Duvalier. Quand il était là, au moins, le pays avançait. Depuis qu’il est parti, il n’a cessé de dégringoler. J’étais content qu’il revienne au pays.» — Quelqu’un qui avait six ans quand Baby Doc a été renversé et qu’il est parti en exil avec des millions de dollars volés aux contribuables haïtiens… 

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Ils étaient deux à officiellement travailler sur le dossier Duvalier pour le compte du gouvernement haïtien — un juge d’instruction et un procurer étaient en charge de l’affaire au moment de publier Haïti, un rendez-vous avec l’Histoire : les poursuites contre Jean-Claude Duvalier, rapport soumis par l’organisation Human Rights Watch (HRW), fin avril 2011. L’un d’eux, le juge d’instruction Carvès Jean, fait actuellement les manchettes internationales.. pour les mauvaises raisons. 

Ce dernier vient de publier une ordronnance devant renvoyer l’ex-dictateur devant un tribunal correctionnel afin qu’il soit jugé pour des accusations de vol et de détournement de fonds publics, au grand dam des militants nationaux et internationaux pour le respect des droits humains qui réclament que ce dernier soit traduit selon les règles du droit international pour «crimes contre l’humanité». 

«Impunité et anarchie : il n’y a pas d’autres noms qu’on peut donner à cela», critique la Plateforme des organisations haïtiennes des droits humains (POHDH), estimant que la dite ordonnance équivaut à blanchir Jean-Claude Duvalier, l’un des plus grands criminels qu’Haïti ait connus, selon les propos recueillis par l’agence en ligne AlterPresse

C’est «une gifle donnée à la justice haïtienne et aux victimes», poursuit la POHDH, outrée que ces chefs retenus contre Duvalier ne soient qu’accessoires en regard des accusations portées contre lui lors de son retour sous le soleil, après 25 années d’exil en France, le 17 janvier 2011. Des accusations pour violations des droits humains ont depuis été déposées par plus d'une vingtaine de personnes. 

La journaliste Michèle Montas, déportée avec son célèbre mari Jean Dominique en 1980, — lui-même assassiné en 2000 dans des circonstances encore nébuleuses dans la cour de la radio où il travaillait — sous le règne duvaliériste pour ses opinions et son activisme politiques, fait partie du lot des plaignants. «À la fin des années 1980, il y a eu des rafles généralisées chez les militants des droits de l’Homme et les journalistes. Des personnes ont été torturées, ils ont pris tout ce qui bougeait. Et Radio Haïti-Inter a été détruite», rappelait-elle récemment à France 24

Plusieurs activistes internationaux font également pression pour que soit jugé Duvalier selon les règles du droit international. Les violations des droits de l’homme, malgré ce que prétendent les six ou sept (!) avocats de Duvalier, ont effectivement été condensés dans plusieurs rapports d’organisations non gouvernementales de la sphère juridique, dont le rapport de Human Rights Watch cité plus haut et On ne peut pas tuer la vérité : Le dossier Jean-Claude Duvalier d’Amnistie internationale, publié en septembre 2011 au lendemain de la journée internationale de la paix. 

Arrestations arbitraires, détentions prolongées en secret sans inculpation ni jugement, tortures, disparitions forcées, expulsions et exécutions extrajudiciaires (je vous épargne les détails des témoignages recueillis) : la liste est longue et le principal intéressé ne peut pratiquement pas ne pas avoir été au courant de ces crimes en regard du droit international — assimilés comme tel depuis la Deuxième Guerre mondiale. 

Si les avocats de Duvalier crient haut et fort — peut-être dans le but de prendre au jeu quelques non-initiés qui avaient encore la couche aux fesses lors de la chute du [lui-même] Baby Doc ou encore ces nationalistes crasses qui ne jurent que par la défense des intérêts nationaux forcément diamétralement opposés à ceux de la communauté internationale — que la prescription ne s’appliquent plus dans le Code pénal haïtien, Amnistie, elle, plaide que «ces crimes sont si graves qu’ils concernent non seulement les victimes, les survivants ou l’État [haïtien], mais aussi l’humanité tout entière». Ils seraient, toujours selon Amnistie, de «compétence universelle, ce qui signifie que tout État peut ouvrir une enquête et engager des poursuites contre des individus soupçonnés de crimes contre l’humanité»

Au sujet de la prescription — concept juridique selon lequel un crime ne peut être jugé après un délai fixé par les règles de droits internes, 10 ans dans le cas du Code pénal haïtien —, les deux organisations citées plus haut, de même que de nombreuses associations haïtiennes s’entendent pour dire que les normes impératives du droit international (le jus cogens, à pompément parler ; merci à Me Vallières pour ses leçons de latin en particulier et pour ses leçons de droit international accessoirement) ont préséance sur toute autre obstacle juridique interne au sujet des crimes contre l’humanité. De plus, le caractère continu — à quel moment une «disparition» peut-elle cesser d'être considérée comme un crime? — et systémique des crimes rendrait imprescriptibles les actes dont il est ici question.

*** 

Pour des raisons multiples, il apparaît cependant évident que le système judiciaire haïtien ne pourra prendre seul la responsabilité de mener un tel dossier jusqu’au bout — en termes de ressources humaines ayant l’expertise nécessaire, en termes de sécurité pour ces personnes, en termes d’accès aux ressources nécessaires, en termes de volonté politique, etc. 

Et sur ce dernier point, même s’il a fait de l’État de droit l’une de ses priorités, le président Martelly continue d’envoyer des messages contradictoires sur les scènes politiques intérieures et extérieures en ce qui a trait à l’impunité en général et à Duvalier en particulier (il a notamment invité Baby Doc à une cérémonie officielle, le 12 janvier dernier, à Ti Tanyen, en «banlieue» nord de Port-au-Prince, là où sont enterrés des milliers de victimes du séisme et là où resposeraient ironiquement des centaines de «disparus» de l’époque Duvalier). En outre, le président Martelly se défendait la semaine dernière en Irlande d’avoir été «mal interprété» par l’Associated Press sur ses intentions de pardon à l’endroit de Duvalier… [Peut-être ses conseillers politiques lui ont-ils souligné qu'il s'inscrirait ainsi en faux avec les prescrits de la Cour interaméricaine des droits de l'Homme, et donc de l'Organisation des États américains dont son pays assume cette année la présidence?!]

«S’il existe des éléments de preuves recevables suffisants et si le parquet réussit à traduire Jean-Claude Duvalier en justice, une étape considérable sera accomplie dans la lutte contre l’impunité au niveau mondial. À cet égard, la communauté internationale partage la responsabilité de veiller à ce que justice soit rendue», estime Amnistie internationale. 

Pourquoi ne pas commencer par la France, berceau des Droits de l’homme s’il en est, et pays engagé dans une si longue lutte à finir avec Haïti, en plus d’avoir «hébergé» l’ex pendant ses 25 années d’exil..?

samedi 3 décembre 2011

Écrits violents

Une amie m'envoie un courriel cette semaine. Un rien du tout, une petite question innocente qui a l'air de rien.. «Qu'est-ce que t'en penses?», écrit-elle, en joignant un lien vers une analyse du Council on Hemespheric Affairs intitulée The "Enforcers": MINUSTAH and the Culture of Violence in Port-au-Prince. L'analyse de Courtney Frantz, publiée ce 28 novembre, défend une thèse anti-MINUSTAH en déployant un argumentaire à saveur de théorie du complot et en énumérant une série d'événements peu reluisants impliquant la force de l'ONU... en ne montrant qu'un seul côté de la médaille.

«Heille, c'est une question compliquée — même si elle tient en peu de mots — que tu me poses là...» Ma réponse sera évidemment verbeuse. Tu pourras réagir si le coeur t'en dit.. Voilà : 

Pour l'article, je ne sais pas trop ce que j'en pense.. En fait si.. Au fil de la lecture, certaines notions de la conférence d'André Corten, politologue et prof à l'UQAM, chercheur à l'IRD, — il vient de rééditer une version actualisée et augmentée de L'État faible : Haïti/République dominicaine et était de passage à Port-au-Prince la semaine dernière — me revenaient constamment en tête.

Au premier chef desquelles cette notion de violence. Corten expliquait assez justement la violence de la société haïtienne elle-même. Pas nécessairement en termes de criminalité ou d'actes violents — le taux d'homicides est d'ailleurs plus faible que chez le voisin et que dans plusieurs pays des Caraïbes/de l'Amérique latine, et si tu veux mon avis, la notion d'insécurité est probablement un peu surmédiatisée dans le cas d'Ayiti, le problème résidant davantage dans une justice aléatoire, monnayable et à géométrie variable qui envoie des messages contradictoires et qui rend difficile la lecture de différentes situations/réactions —, mais plutôt en termes socio-politiques. Lire l'incapacité, voire le manque de volonté de l'État et de la classe dirigeante à articuler un projet social qui tiendrait compte de la majorité, qui écouterait ce qu'elle a à dire, qui s'arrangerait pour définir des réponses réalistes à des demandes légitimes formulées par la population. Bref, l'absence de lien/tissu/ciment social/contrat social, le désoeuvrement d'une population abandonnée à elle-même et où pullulent les laissés-pour-compte (en termes d'éducation, d'accès aux services de base, au travail, à la dignité, etc.) et qui résultent en un manque de confiance généralisé dans les relations citoyen-citoyen, citoyen-État, citoyen-institutions, citoyen-communauté internationale, État-institutions, État-communauté internationale, institutions-communauté internationale and on, and on, and on. Nous sommes donc en présence d'une culture et d'un imaginaire de méfiance. «Il ne faut jamais faire confiance à un Ayisien», répètent souvent les Ayisiens eux-mêmes...

Fait cocasse, après l'intervention des conférenciers — Corten était flanqué de Laënnec Hurbon (théologicien et sociologue, directeur de recherche au CNRS et prof à l'Université Quisqueya), Sabine Manigat (la fille de Leslie, mais pas de Mirlande, intellectuelle haïtienne) et de Guy Alexandre (ancien ambassadeur d'Haïti en République dominicaine) — une période de questions était prévue. «C'est là que le party commence», ai-je murmuré au collègue qui m'accompagnait, connaissant la propension des Ayisiens pour la fierté nationale émotive, leur esprit d'éditorialistes contestataires, et leur manie de présenter leur point de vue en long et en large, haut et fort, sans nécessairement qu'il soit fondé sur une base argumentaire solide. Par des interventions majoritairement provocatrices et tentant de pourfendre les propos des quatre penseurs, ils ont ironiquement fourni une démonstration étoffée de ce que défendaient les conférenciers, de cette idée de violence de la société ayisienne...

Mais pour revenir au texte, je pense que c'est un point de vue. Un point de vue qui se vaut, certes, toute chose étant relative, mais un point de vue qui n'est pas très nuancé et qui est critiquable au point de vue de l'honnêteté intellectuelle. Je veux dire, que l'auteur est clairement contre la présence de la MINUSTAH. Mais il ne propose pas grand chose en termes de solutions alternatives.. Et la réalité, c'est qu'avec la faible capacité de l'État ayisien à lever des impôts — environ 60% du budget national provient de l'extérieur —, il est permis de s'interroger sur sa capacité à entretenir une institution aussi budgétivore que l'armée — ou encore une force policière efficace et non corrompue — pour assurer la sécurité sans couper dans les maigres services qu'il procure à la population. À moins qu'on ne compte encore davantage sur la communauté internationale pour l'offre des autres services? L'indépendance et la souveraineté nationales, je veux bien, mais encore faut-il avoir les moyens de ses ambitions, être conséquent dans sa définition des priorités et surtout dans ses actions. CQFD...

La solution de l'armée, puisqu'on en parle — elle est à l'étude en ce moment, Martelly ayant confié la réflexion à une commission civile qui a jusqu'au 1er janvier pour se prononcer sur la pertinence, et le cas échéant sur le calendrier de mise en oeuvre, la mission et la philosophie d'une éventuelle force armée en Ayiti — éveille aussi dans le contexte les fantômes d'une institution qui a historiquement été le véhicule de la répression, du glissement de l'intérêt public vers des intérêts particuliers.. Et admettons que Martelly soit bien intentionné. Que cette armée soit fonctionnelle, transparente, objective, qu'elle contribue réellement à la protection de la population et puisse agir en remplacement de la MINUSTAH. Admettons. Se pose toujours la question de la continuité politique d'une telle décision/responsabilité. Ce qui rejoint un autre argument soulevé lors de la conférence de Corten, à savoir la tradition de «gouvernement des hommes» en Ayiti, par opposition au «gouvernement du peuple» — bien que cette idée soit elle-même discutable, je le concède.

Ça soulève une autre question en lien avec le texte que tu m'as envoyé. Est-ce que les exactions, les violences, les violations des droits de l'Homme, sont plus justifiables si commises par des «nationaux»? Attends avant de me lancer des roches, je sais que c'est une question délicate et polémique. Dans ma petite tête, ces exactions/violations ne sont bien évidemment justifiables en aucun cas. Mais Ayiti n'a pas encore d'étoiles dans son cahier au chapitre des droits de l'homme... Bien sûr, la MINUSTAH, en tant qu'entité exogène sensée amener la «stabilité» ne devrait pas être un agent déstabilisateur. Elle reste toutefois une organisation faite d'hommes dotés d'un jugement qui leur est propre, ce qui ne les soustrait pas pourtant au regard que les Ayisiens posent sur eux en tant qu'individus identifiés à un groupe.. Idéalement, la MINUSTAH répondrait de ses actes — et de ceux de ses représentants — en cessant de se cacher derrière les masques des relations publiques et de la diplomatie. Mais l'analyse de M. Frantz occulte certains faits. Il faudrait peut-être poser la question que je pose aux gens compétents qui ont perdu leur travail au sein de l'administration publique parce qu'un certain Aristide avait décidé que les institutions publiques — les ministères, les hôpitaux, les écoles, les universités, etc. — devaient être gouvernées par le bon peuple — même si inexpérimenté — qui s'est empressé de répéter ce qu'il reprochait aux gens qu'il venait de virer, ou encore à ceux qui ont senti leur vie menacée et ont été «forcés» d'émigrer...

Tout ça pour dire que je trouve la question soulevée dans le texte — la question des relations entre le «peuple» et la MINUSTAH et surtout celle des bénéfices apportés par cette dernière — un peu mal posée. Je veux dire qu'il manque des éléments de contexte — la relation entre le «peuple» et l'État, notamment, ou celle des bénéfices apportés par ce dernier... La MINUSTAH a été instaurée en 2004 en réponse à des violations explicites des «droits de l'Homme, en particulier à l'encontre des populations civiles». Dans le meilleur des mondes, la question ne se serait pas posée si l'État avait été en mesure de prévenir de telles violences, voire s'il n'avait pas provoqué leur éclosion. Et je ne suis pas certaine qu'il serait en mesure de le faire aujourd'hui — de «mettre fin à l'impunité», pour reprendre les termes de la résolution 1542 du Conseil de sécurité. C'est une question complexe, qui est souvent traitée de façon émotionnelle et en surface et à laquelle il n'y a pas de solution clé en main. Est-ce que ça serait mieux sans? Ou à l'inverse, est-ce que ça pourrait être pire? Est-ce que la MINUSTAH est vraiment là pour répondre à une menace à la sécurité internationale ou pour répondre à une menace d'Ayiti contre elle-même? Je ne sais pas... Si quelqu'un sait, qu'il lève la main droite et dise «je l'jure».. et surtout, qu'il le démontre!

samedi 12 novembre 2011

Pourquoi pas Haïti?

Dany Laferrière (Photo : Le Matin)
Le Festival du film québécois en Haïti bat actuellement son plein à Port-au-Prince. Quatre jours de projections, de causeries et… de Dany Laferrière, à qui est dédiée cette deuxième édition du festival organisé par la Fondation Fabienne Colas.

Laferrière, ses films et ses oeuvres qui ont nourri plusieurs longs métrages sont à l’honneur. On pourra voir Le goût des jeunes filles, Comment faire l’amour à un nègre sans se fatiguer, Vers le Sud, Comment conquérir l’Amérique en une nuit, ainsi que La dérive douce d’un enfant de Petit-Goâve, portrait documentaire de l’auteur réalisé par le cinéaste et photographe Pedro Ruiz. L’auteur est aussi venu faire la lecture de son livre pour enfants Je suis fou de Vava aux tout-petits et la promotion de son dernier bouquin, L’art presque perdu de ne rien faire. Dans l’intervalle, on a l’impression que c’est Port-au-Prince qui respire au rythme de Laferrière, alors que l’inverse émane de tous ses livres. L’auteur est partout : à la télé, à la radio, dans les journaux. Tout le monde veut son petit bout du prix Médicis 2009 et de la dernière mouture du dictionnaire Larousse…

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Il était là, hier, à l’Institut français, pour la projection de Pourquoi pas Haïti?, un documentaire de Réal Barnabé, ancien journaliste à Radio-Canada. Le reportage, originalement diffusé sur RDI à l’émission Les grands reportages, est le miroir de Pourquoi Haïti?, réalisé cinquante ans plus tôt par la célèbre journaliste québécoise Judith Jasmin.

Le journaliste et vice-président de la Fondation Fabienne Colas, un amoureux d’Ayiti qui a séjourné dans l’île des dizaines de fois depuis les années 1970 et qui y dirige aujourd’hui Enfòmasyon Nou Dwe Konnen (News you can use) — un projet d’Internews qui diffuse quotidiennement vingt minutes d’informations en créole sur plusieurs chaînes de radio locales — pose à travers ce documentaire affecté la question suivante : qu’est-ce qui a changé dans la situation des Ayisiens en cinquante ans?

Intégrant des images du reportage original et interrogeant les protagonistes rencontrés par Judith Jasmin en 1959 — dont les intellectuels Mirlande Hippolyte-Manigat, constitutionnaliste, enseignante et candidate défaite aux élections présidentielles de 2010 et son mari Leslie Manigat, historien et ancien président de la République renversé par un coup d’État en 1988 —, Réal Barnabé fait le triste et évident constat que les conditions de vie ne se sont guère améliorées depuis le temps. Qu’elles se sont probablement même détériorées avec les chocs engendrés par la mondialisation économique et la turbulence politique d’une part, mais aussi, évidemment, avec le séisme dévastateur du 12 janvier…

Le réalisateur a cependant eu la bonne idée d’entrecouper les témoignages touchants et désespérés des Ayisiens de la rue — des marchandes qui font commerce quotidien pour un petit rien, de jeunes chômeurs qui jouent aux dominos à longueur de journée, des enfants qui font l’école buissonnière pour aider leurs parents à joindre les deux bouts — avec ceux d’idéalistes de la jeune génération, pleins de projets ambitieux et de rêves pour leur pays, laissant filtrer un peu de lumière dans ce film et ce pays aux contours de désespoir.

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La projection était d’ailleurs suivie d’une table ronde sous le thème «Rester en Haïti pour contribuer à son développement». Le réalisateur, les jeunes interviewés dans le documentaire et le représentant de Droits et démocratie en Haïti ont répondu aux questions du public.. et de Dany Laferrière.

Malheureusement, les questions — surtout des commentaires en fait, dans une habitude bien ayisienne d’avoir une opinion critique et des positions bien campées sur tout — ont surtout porté sur le film, écartant le débat de ce qu’il était sensé être. Pourquoi tel ou tel choix éditorial? Je ne suis pas d’accord avec la façon de représenter tel ou tel aspect de la réalité ayisienne. Pourquoi on ne voit pas la classe moyenne — la question de Dany Laferrière, qui s’en est allé avant même d’obtenir la réponse…? Il aurait fallu parler plus de l’implication de la communauté internationale. Je pense que. Je ne suis pas d’accord avec. Se pa fot mwen. Bla bla bla…

Une intervention proposée par un jeune ingénieur qu’on voit dans le film m’a remis sur la route de l’espoir. Il a dit quelque chose qui sonnait comme : il faudrait être capables de réfléchir ensemble sur ce que l’on veut pour ce pays, établir des bases communes pour aller de l’avant, agir. Tèt ansanm. Une pensée collectiviste. C’est de ça que ce pays aux intérêts individuels a le plus besoin… Merci jeune homme.

mercredi 19 octobre 2011

Du ciment social...

Michel Martelly et Muhammed Yunus. 
 
Le prix Nobel de la paix et père du microcrédit, Muhammed Yunus était en ville la semaine dernière. Il s'est entretenu jeudi avec le président Martelly, avec qui il collabore au Conseil consultatif présidentiel pour l’investissement (CCPI), lancé officiellement le mardi 20 septembre lors de la visite présidentielle de Martelly à New York dans le cadre de la 66e Assemblée générale des Nations unies.

Le «banquier des pauvres» est venu en Ayiti présenter son concept de «social-business», ce pied de nez à l'ordre néolibéral qui instrumentalise l'économique pour faire du social. Et pas dans le sens de 5 à 7, messieurs, dames. Dans le monde de Yunus, le profit n'est ni sonnant, ni trébuchant, ni bling bling. Il est plutôt progrès, réponse à des problèmes sociaux en apparence insolubles. Comme la malnutrition et le chômage dans son Bangladesh natal. Ou comme la déforestation et le chômage ici même en Ayiti.

«Il y a le monde des affaires. Il y a le monde des œuvres de bienfaisance. Pourquoi ne pas prendre ces deux idées et essayer de faire de l'argent tout en résolvant des problèmes sociaux?», a demandé celui qui s'est joint à la multinationale française Danone pour élaborer un yogourt riche en micro-nutriments destiné à nourrir les enfants malnutris du Bangladesh tout en fournissant des opportunités d'emploi à leurs parents via la construction et l'exploitation sur place d'usines alimentées à l'énergie solaire et au biogaz.

La lutte de Yunus contre l'ordre établi n'a cependant pas toujours été facile. Celui qui a vérifié empiriquement sa théorie sur le microcrédit en prêtant 27 dollars à 42 personnes en 1977 et qui a, après cette expérience concluante, fondé la Grameen Bank en 1983, a récemment été écarté du conseil d'administration de cette dernière. Il avait dépassé l'âge légal de la retraite — 60 ans — selon les lois bengladaises, perdant ainsi le privilège d'administrer une entreprise publique. Refusant de céder et plaidant une «attaque personnelle» des autorités destinée à mâter son ambition politique de fonder un parti pour dénoncer l'intéressement indécent des dirigeants pour «l'argent et le pouvoir», Yunus a finalement été débouté par la Cour suprême en mai dernier. Il a été remplacé par son adjoint, Nurjahan Begum.

Stanley Pierre, un étudiant de 25 ans fréquentant le laboratoire informatique financé par le Grameen Creative Lab, une fondation qui octroie des prêts pour financer des entreprises sociales et qui a ouvert un bureau en Ayiti après le séisme du 12 janvier, à qui Yunus proposait de devenir un créateur d'emplois plutôt que d'en chercher un, a relancé le principal intéressé : «C'est impossible pour un jeune entrepreneur de faire du social-business en Ayiti. C'est seulement quand nos affaires connaîtront un réel succès et quand nous nous serons occupés de nos familles que nous pourrons songer à venir en aide à la communauté», a-t-il dit, pessimiste.

En effet. Avant de penser fonder le «social-business» en Ayiti, il faudrait peut-être cimenter le «social» tout-court...

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Font également partie du CCPI [sans nécessairement verser dans le «social-business»] :

L’entrepreneur et star du hip-hop, Wyclef Jean,
L’ex-Premier Ministre de la Jamaique, Perival James Patterson,
Le PDG de la Digicel, Denis O’brien,
Le Maire de Montréal, Gerald Tremblay,
L’envoyée spéciale de l'UNESCO pour Haïti, Mme Michaelle Jean,
L’ex Président de la Colombie, Alvarez Uribe Velez,
L'ex Président des États-Unis, Bill Clinton,
Le Conseiller Principal du Président, et co-Président du Conseil M. Laurent Lamothe

vendredi 14 octobre 2011

Avoir un gouvernement (2)

Le Sénat a finalement approuvé, à 3h15 cette nuit, le document et le cabinet présentés par Gary Conille. Après dix heures de débats sous forme de questions-réponses, 16 sénateurs ont voté pour la proposition, quatre contre et cinq se sont abstenus, selon ce que rapporte ce matin l'agence HPN.

«Je m'engage à être à la hauteur de la confiance que vous avez placée en moi», a répondu le principal intéressé au président du Sénat, qui a plaidé dans son discours final qu'il était urgent d'améliorer la situation de centaines de milliers de Portauprinciens qui vivent toujours dans des camps de sinistrés après le séisme du 12 janvier — propos recueillis dans Le Nouvelliste.

Le nouveau Premier ministre doit maintenant se prêter à un exercice similaire devant la Chambre des députés, qui avait approuvé sa candidature à l'unanimité lors de la première étape du vote technique.

jeudi 13 octobre 2011

Avoir un gouvernement...

Le premier ministre Gary Conille en est presqu'officiellement un. Il a présenté aujourd'hui son cabinet ministériel et sa politique générale au Sénat.. qui lui posera des questions sur ces contenus toute la nuit avant de voter officiellement pour ou contre l'orientation qu'il souhaite donner au gouvernement. Après quoi viendra, si Dieu le veut, le tour de la Chambre de parlementaires.

Les propositions du Dr Conille, qui a difficilement été ratifié par le vote technique de la semaine dernière au Grand corps [malade] (17 pour, 3 contres et 9 abstentions) après avoir joui de l'unanimité à la Chambre basse, sont en effet encore à cette heure débattues.

Cinq mois de jeux de coulisse et de joutes oratoires après l'assermentation du président Martelly, le gouvernement ressemblerait donc à cette liste, que je me permets de reproduire, même si elle n'est qu'officieusement officielle, et non encore publiée dans Le Moniteur, l'organe officiel du gouvernement s'il en est et dont les textes ont, semble-t-il, «force» de loi :
  • Thierry Mayard-Paul : Ministres de l’Intérieur, des Collectivités territoriales et de la défense (chef du cabinet Martelly)
  • Laurent Lamothe : Ministre des Affaires étrangères et des Cultes (équipe Martelly)
  • Lemercier George : Ministre de l’Économie et des Finances
  • Wilson Laleau : Ministre du Commerce et de l’Industrie (équipe Martelly)
  • Florence D. Guillaume : Ministre de la Santé publique (proche de la première dame)
  • Josué Pierre-Louis : Ministre de la Justice (équipe Martelly)
  • Réginald Paul : Ministre de l’Éducation nationale
  • Hébert Docteur : Ministre de l’Agriculture
  • Jacques Rousseau : Ministre des Travaux publics et de l’Energie
  • Stéphanie Villedrouin : Ministre du tourisme
  • Joseph Ronald Toussaint : Ministre de l’Environnement (choix INITE)
  • François Michel Lafaille : Ministre des Affaires sociales (choix du G16)
  • Yanick Mezil : Ministre à la Condition féminine
  • René Jean Robert : Ministre de la Jeunesse et des sports (choix AAA)
  • Choiseul Henriquez : Ministre de la Culture (choix INITE)
  • Ralph Ricardo Théano : Chargé des Relations avec Parlement (équipe Martelly)
  • Garry Conille : Ministre de la Planification
Il est à noter que tous les ministères opérationnels sous l'administration précédente sont conservés. Et que le Dr Conille cumulerait les postes de Premier ministre et de Ministre de la planification et de la coopération externe.

Pour ce qui est de la politique générale, si on en a la patience, il est possible de lire le document de 93 — ou 97 pages, ce n'est pas clair! — en quatre parties publiées sur le site Haïti libre ici, ici, ici, et ici.

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Le bouillant sénateur Steven Benoît vient de lâcher le micro après une prestation toute en gesticulations et en cris — mais en Créole. La parole revient maintenant à Gary Conille, qui prend des notes pour répondre aux sénateurs qui se présentent par à-coups de trois à la suite. Belle occasion pour aller dormir...

On vous tient au courant demain...

Le malaise des belles-mères

Martelly et «Titid», après une rencontre de 4h à la résidence de l'«ex»
Le président Martelly effectue ces derniers jours, tout sourire et «tèt kale», une tournée des anciens dirigeants du pays à l'occasion, dit-il, de la «semaine de la réconciliation nationale». Parmi les huit «ex» encore vivants et résidant au pays, deux noms retiennent incongrument l'attention : Jean-Claude «Baby Doc» Duvalier et Jean-Bertrand Aristide, tous deux rentrés d'exil cette année.

Le premier est revenu en Ayiti un an et quelques jours après le séisme du 12 janvier 2010, profitant de la horde de journalistes internationaux venus dans l'île pour briser 25 ans d'exil forcé en France. Des poursuites judiciaires pour détournement de fonds et violation des droits de la personne ont été déposées contre lui peu après son retour. Ces poursuites, qui le contraignent théoriquement à résidence, n'entachent toutefois [et étrangement] pas trop sa popularité. Des manifestants — qu'on peut facilement imaginer avoir été encouragés par d'autres incitatifs — et les avocats qui le représentent, sont récemment venus perturber la conférence de presse organisée pour la diffusion du rapport «On ne peut pas tuer la vérité», d'Amnesty International.

«Titid», quant à lui, est rentré d'un séjour forcé de sept ans en Afrique du Sud, deux jours avant le deuxième tour des élections du 20 mars dernier. Il avait été renversé par un coup d'État [auquel aurait été affilié Michel Martelly, alors roi du carnaval] une première fois en 1991, puis une deuxième et [alors] définitive fois en 2004, à la faveur d'une rébellion d'anciens membres de l'armée. Discret depuis son retour au pays, il vient toutefois d'inaugurer la réouverture de l'Université de la Fondation Aristide, fermée lors de son départ forcé en 2004, avec l'admission d'une cohorte de 126 étudiants en faculté de médecine — non encore reconnue par l'État haïtien. Plusieurs analystes estiment que l'ancien leader, et «secrétaire général à vie» du parti Lavalas, attend le dégonflement du phénomène Martelly avant d'effectuer un retour à l'avant-scène politique — peut-être à l'occasion des élections sénatoriales de novembre...

«Je souhaite que les leaders anciens et actuels puissent s’unir en vue de travailler au progrès d’Haïti», a martelé Martelly à Radio Kiskeya, lors d'une visite à la résidence de Prosper Avril (président dans l'intervalle 1988-1990), dont il a salué le passage à la tête de l’État et les longues années passées au service de l’armée. Le chef d'État doit également rencontrer les «ex» René Préval (1996-2001 et 2006-2011), [le mari de la rivale de Martelly aux dernières élections, Mirlande Manigat] Leslie Manigat (fév-juin 1988) et Boniface Alexandre (chef du gouvernement intérimaire de 2004-2006).

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Martelly et Duvalier. À gauche, Nico Duvalier, le fils
de «Baby Doc» et consultant du président. Photo: AP
Admettons que l'exercice de mémoire soit compliqué dans un pays où l'espérance de vie est de 59 ans et où presque 36% de la population a moins de 15 ans. Admettons qu'une population vivant avec moins de deux dollars par jour dans une proportion de 78% et avec moins d'un dollar par jour à 54% ait d'autres chats à fouetter que de se questionner sur la rationalité de tisser des liens avec des «ex» ayant des bilans plus que mitigés en termes de développement.

Reste tout de même le message confus et contradictoire qu'envoie cette opération de relations publiques : comment un président qui a jusqu'à maintenant fondé sa stratégie — comme bon nombre de politiciens — sur l'avenir et sur le changement peut-il invoquer les fantômes d'un passé trouble et douloureux pour faire avancer le pays? Tout ça alors que le premier ministre désigné se débat comme un diable dans l'eau bénite avec les élus actuels pour pouvoir former son saint gouvernement?

Il faudrait peut-être quelqu'un pour rappeler au numéro un de l'État ayisien — ou de ce qu'il en reste — que sa «semaine de la réconciliation nationale» a commencé ce lundi par la Journée internationale de la santé mentale...