vendredi 29 avril 2011

Mauvaise journée pour étendre

Quatre-heures-et-demie-cinq-heures-moins-quart, hier soir. Le ciel, qui avait mis tout l'après-midi à se voiler d'un camaïeu de gris menaçants, s'est fendu d'un seul coup sur Port-au-Prince. Comme une piñata qui reçoit le coup de grâce.

C'était la première fois que je voyais la pluie de jour. Même si c'est techniquement la saison des pluies, les averses se manifestent généralement en fin soirée et ne durent jamais bien longtemps — rarement plus d'une heure. Quand ça tombe, par contre, ça tombe. Et ça sème la panique.

Dès le premiers coups de vents violents, les Port-au-princiens s'emballent. Ils plient bagages. On les voient s'agiter dans les rues, se disperser à droite et à gauche. Comme une petite fin du monde à chaque fois. Le soir, après la pluie, les rues humides sont vides. Mais là, à l'heure de pointe, c'était un peu le chaos, tout le monde cherchant à se mettre à l'abri le temps de l'averse ou à rentrer chez eux le plus rapidement possible.

Des dizaines de personnes serrées dans les moindres racoins offrant une petite protection. J'ai dû me frayer un chemin pour accéder au guichet automatique, les gens étant tous aglutinés pour profiter d'un petit bout de toit — merci ô grand Dieu Sogebank. En descendant de Pétionville, ils étaient sept ou huit sous les parasols qui protègent normalement les marchandes du soleil. Mangues, oranges, chadèques étaient restées sur le trottoir. Comme des témoins du temps qui s'arrête dans l'intervalle, figeant tout le monde jusqu'à ce que Dieu arrête de pleurer sur leur tête.

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Malgré tout ce qu'ils endurent au quotidien, la pluie a sur les Ayisiens un effet impressionnant. En moins de deux, ils disparaissent carrément de la vue. «Ayisien pa gen pè machin, gen pè lapli» (Les Ayisiens n'ont pas peur des voitures, ils ont peur de la pluie).

Il n'y a pas vraiment de croyances rattachées directement à la pluie dans le vaudou ayisien. Simbi Dlo ou Simbi Andezo, esprits de la famille des lwa serpents, font davantage référence aux points d'eau — lacs et rivières — dont il sont les gardiens et où les vaudouïsants pratiquent certaines formes de transe.  À proprement parler, dans la culture vaudou, la pluie n'est donc qu'un phénomène naturel normal. Si l'on cherche à tout prix un lien religieux, on peut dire que c'est l'offrande du Bondye pour l'agriculture — une référence plus catholique que vaudou.

Il semblerait que cet effet que la pluie a sur les Ayisiens tienne donc davantage de la peur du froid, voire de la peur d'être malade, que de la spiritualité. Les trous d'homme — souvent sans bouche d'égoûts — et les nids d'autruche, camoufflés par les vagues, sont d'autres explications plausibles quant à la peur de la pluie des Port-au-princiens. Le spectacle de la fuite a tout de même quelque chose de rigolo à observer...

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Jusqu'à ce que l'on songe aux morts que causent la pluie et les vents violents. Parce que la pluie, même si elle tombe de façon drue et pendant un temps restreint, demeure après l'averse. Les ravines la font dégringoler jusqu'au bas de la ville, entraînant dans leur sillage déchets et microbes jusqu'à Martissant, Carrefour, et autres quartiers populeux et populaires. La route de Delmas ressemblait hier davantage à une rivière en crue qu'à une rue. L'eau ruisselait violemment, remontant de quelques mètres lorsqu'elle frappait des obstacles sur son passage. 

Quelques braves avaient retiré leurs chaussures pour, pieds nus, tenir tête aux éléments. Les vêtements collés au corps, ils avançaient d'un pas lourd dans cette eau fangeuse, vers des lieux inconnus mais mouillés.

Les rivières, où se lavent et se rafraîchissent campagnards et villageois, font aussi leur lot de victimes en ces temps torrentiels. Pris par surprise, ces derniers sont parfois happés par les flots impétueux et intempestifs venus gonfler subitement leur salle de lavage en plein air. On me raconte aussi que sur la route des Nippes, où un pont a été détruit par le séisme et où il faut traverser par la rivière asséchée, une voiture a ainsi été emportée jusqu'à la mer, faisant prisonniers des eaux ses passagers aventureux.

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Mais par-dessus tout, lorsque les éléments se déchaînent, on pense aux milliers de déplacés qui vivent dans des conditions lamentables sous des tentes rapiécées. Et on rage en se disant que Kate et William ont reçu de Stephen Harper un «kit de camping» de luxe en guise de cadeau de mariage. Il y en a qui ont vraiment tout [faux] sur cette planète... En tout cas, moi j'ai une petite suggestion-destination-soleil-paradisiaque-et-méconnue pour étrenner ce «kit» en voyage de noces!

mardi 26 avril 2011

Osisko d'Ayiti

L'équipée du Lac Azueï et l'hôtel noyé.
[Téléportation] Le lac Osisko trône au centre de ma petite ville d’origine, Rouyn-Noranda, Québec, far west from Montreal. Son fond est tapissé de rejets miniers, témoins d’un passé industriel qu’il vaut mieux ne pas remuer.

Le lac n’est donc pas baignable — ses plages étaient cependant très fréquentées à une certaine époque. Toujours est-il qu’il fait partie de la vie de Rouyn-Noranda. On se promène sur ses berges l’été. On y patine l’hiver. On regarde le soleil se coucher sur lui entre les deux. On y pêchait jadis et on pèche probablement encore «su’l chemin de la dompe», comme dit Richard Desjardins, l’auteur-compositeur-interprète-poète de la place.

Jamais je ne mangerais un poisson sorti de là. Surtout depuis que ce lac de tête a des problèmes d’oxygénation en raison des algues qui le mangent de façon de plus en plus agressive. Depuis qu’on voit les poissons morts y flotter et empuantir la piste cyclable. Ça nous dérange, nous éco-citoyens, mais notre survie n’en dépend pas directement…

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[Retour en Ayiti] Les habitants de Thomazeau, petite localité située sur les rives du lac Azueï, eux, dépendent du plus grand lac du pays pour vivre. Le lac et le marché de Malpasse, où ils vendent le poisson qu’ils pêchent, sont les deux piliers de l’économie locale.

Or, à la veille de Noël 2010, les citoyens de Thomazeau ont retrouvé sans vie des centaines de tilapias et quelques tortues sur les berges de leur gagne-pain. Alertés, ils ont prévenu les autorités centrales, qui sont venues effectuer des tests. Ces tests ont révélé un déséquilibre des matières organiques dans l’écosystème aquifère.

L’alcalinité de l’eau du lac aurait augmenté en raison du calcaire présent dans les remblais destinés à freiner l’érosion des berges causée par le déboisement et à contenir les débordements de plus en plus fréquents du point d’eau — un hôtel jadis situé sur le bord de la plage a maintenant de l’eau jusqu’aux genoux…

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Quand je suis passée rendre visite au lac en fin de semaine, les choses avaient repris leur cours normal. Les mamans lavaient et séchaient les vêtements sur les rives, les papas faisaient peur aux poissons pour les diriger vers les filets de pêche qu’ils avaient tendus et les enfants pataugeaient tout nus dans cet Étang Saumâtre partagé avec la République dominicaine. Les «bassins populaires» du village étaient remplis d’eau et de monde. Les rizières étaient vertes, gorgées d’eau.

L’hôtel avait encore de l’eau jusqu’aux genoux, par contre. Et la route était inondée par tronçons. Comme pour rappeler à tout le monde que la nature pouvait reprendre ses droits à tout moment.

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[Dans la lune] On ne peut certainement pas dire Abitibi, Ayiti, même combat — et ce n’est pas le but. Mais il me semble que peu importe d’où ils viennent, qu’ils soient pauvres ou riches, riverains ou montagnards, insulaires ou continentaux, les humains sont bons pressuriser leur environnement. Et dire qu’il n’y a pas d’air dans l’espace…

dimanche 24 avril 2011

J'ai vu Michael Jackson

Graffiti de MJ à Port-au-Prince.
Pas de farce, j'ai vu Michael Jackson. Seuls détails, le vrai Michael Jackson que j'ai vu — parce que c'est clair que c'était le vrai — est ressuscité en noir, l'est resté et a gardé son vrai nez.

Je ne voudrais pas verser dans les clichés, mais c'est connu, les Ayisiens ont la danse dans le sang. Ils savent bouger. Ils ont le sens du rythme, le sens du mouvement et la pirouette facile. Ce que j'ai vu en fin de semaine n'était pas que la pâle copie du roi de la pop en plus foncé. C'était lui! Même silhouette élancée, même façon de bouger, saccadée même sez-appeal étrange et mêmes vêtements qui servent d'extension au corps. Le vrai MJ, j'vous dis!

C'était à l'occasion d'un spectacle au Café des arts — sympathique bar dans une cour intérieure de Pétionville, qui jouxte une galerie d'art bien connue (la Galerie Monnin), qui sert d'hostel et où la fête est toujours de mise si l'on en croit le gérant de l'endroit, un p'tit gars d'Alma! Plusieurs artistes sont venus tour à tour au micro, entrecoupé par DJ T-Toe, le résident de la place qui s'y connait très bien en musique urbaine, trip-hop, dub, dubstep et autres propositions dansantes. Un tour de chant sur du Rihanna très bien exécuté. Un groupe de «mizik rasin» (le «roots» pour les intimes) venu réchauffer la salle. Un rappeur kreyol venu nous donner des cours de «flow». Et j'en passe. 

Le tout aurait pu être fort décousu — on passe par dessus l'animation un peu lancinante —, mais finalement, c'était un spectacle qui se tenait debout. Et la foule s'est littéralement tue quand est venu le tour de Michael Jackson — puisque je vous dis que c'était le vrai! Sur un mash-up de Billie Jean, Thriller, Beat it, Dangerous et autres Bad, les yeux de tous étaient rivés sur l'agile danseur et son moonwalk à confondre les plus sceptiques. Cris et applaudissements nourris. Foule stupéfaite.

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Sur le chemin du retour, j'ai pensé à American Idol, America's got talent et autres So you think you can dance? À peu près toutes les nations ont leur version plus ou moins personnalisée de ces télé-réalités. Mais pas Ayiti, à ce que je sache. On doit commencer à avoir fait le tour des talents américains, non..? Pourquoi les producteurs n'osent pas venir découvrir les perles des Antilles — je ne connais pas précisément la situation financière des télés ayisiennes, mais je me dis que les droits de ces émissions doivent être un peu hors de leurs moyens..? Je lance l'idée. Le talent et la détermination sont au rendez-vous, en tout cas. Et les talents auraient probablement des choses à dire, en plus de savoir danser...

dimanche 17 avril 2011

Jacmel la magnifique

J'dis ça, mais il fait noir... Nous avons heurté un peu de trafic à Carrefour, en sortant de Port-au-Prince. Une route bloquée. Des fatras qui brûlent. Personne pour les ramasser. De quoi protester... Dans la voiture, l'humeur était plus ou moins bon enfant. Jusqu'à la plage, qui a su remettre tout le monde sur la route du sourire.

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Sur la route de Jacmel, on croise Léogâne, épicentre de tout. De «goudou-goudou». De 2010. Une protubérance impressionnante traverse la route perpendiculairement, comme un «je me souviens» qui nous force à ralentir. À relent-tir. Un pays blessé. Ses habitants éplorés. Ils ont tous une histoire à raconter. Et ils le font volontiers — à ma grande surprise. À la lueur de la chandelle sous la tente. Ou dans leur maison secouée, mais debout. Des enfants perdus, des enfants retrouvés. Des morts, des vivants. Des debout, des claudiquant, des couchés pour toujours.. Des repères à repenser, des prières à repriser. Une courtepointe pour deux cent mille.

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Sur la route de Jacmel, on croise les Rara, ces marches populaires alliant chant, danse et vaudou. Les Rara sont des fêtes pascales, s'échelonnant du Mercredi des cendres jusqu'au week-end de Pâques — mais pas exclusivement. De plus en plus politisées depuis le populisme aristidien des années '90, les Rara servent aussi à exprimer le trop-plein. Leurs mots sont durs. Remplis de revendications. D'injustices dansées, chantées et criées haut et fort. Devant les lieux de culte. Syncrétisme politique à bouche-que-veux-tu.

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Sur la route de Jacmel, on se demande un moment si on attache sa tuque ou ses bottines — route en lacet oblige. Parcourant la chaîne de montagnes de La Selle, on attache finalement rien. Sinon ses yeux aux plis rocheux, tantôt rouges, tantôt beiges, tantôt verts. Mais toujours clairsemés d'arbres chétifs qui n'ont pas le temps de demander à vivre. De tentes improvisées marquées au fer rouge, bleu et blanc de l'USAID, de l'UNICEF, de Good Samaritains, et consorts, aussi. Et quand on voit l'autobus endormi au creux de l'un de ces plis, on se dit qu'on aurait dû attacher plus de choses dans la vie. Mais à quoi bon? On se contente de sa ceinture de sécurité.

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Sur la route de Jacmel, on ne panse rien mais on pense.


samedi 16 avril 2011

Sur les hautes

La compagnie d'État Électricité d'Haïti détient le monopole en matière de production, de transport, de distribution et de commercialisation de l'énergie électrique sur tout le territoire ayisien. Alors que la demande de la seule ville de Port-au-Prince se chiffre à plus de 200 mégawatts, la capacité installée d'EDH est de seulement 230 mégawatts pour tout le pays. 

Et faute d'entretien et d'endommagements importants liés au séisme, la capacité installée ne fonctionne pas à plein régime.. Par exemple, le plus grand barrage hydroélectrique du pays, le Péligre, ne fonctionnerait qu'à hauteur de 55 % — 30 MW produits pour une capacité de 54. Et le manque d'eau causé par l'allongement de la saison sèche et par la déforestation n'améliore pas la perspective.

Malgré qu'elle vive dans l'extrême précarité, la population ayisienne paie donc plus cher que tous les autres Caribéens pour des services qui ne fonctionnent qu'à moitié. Pour plus de 300$ dollars par mois, on alimentera une grande maison... à raison de huit à douze heures d'électricité par jour! Et ça, c'est quand on est chanceux, les ruptures d'approvisionnement étant nombreuses et pouvant durer plusieurs jours.

Les familles mieux nanties ont donc des «inverter» pour emmagasiner l'énergie, ou mieux, une génératrice pour prendre la relève lors des longues périodes de rupture d'approvisionnement — c'est également le cas des grands hôtels qui accueillent les étrangers. Ils en ont de la chance...

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Passé 6h du soir et jusqu'à environ 5h30 du petit matin — Ayiti étant proche de l'équateur, les différences saisonnières de luminosité sont très faibles — le pays est donc plongé dans l'obscurité la plus totale. Et il n'y a pas de lampadaires pour éclairer la nuit noire, ce qui laisse une étrange impression fantômatique, entrecoupée par les puissants phares des rares voitures qui bravent la nuit.

Afin d'éviter d'abîmer sa voiture dans un nid d'autruche — c'est le chauffeur Paul qui m'a dit ça — les gens qui conduisent la nuit ont tendance à rouler sur les hautes, même en pleine ville. Et la plupart ne baissent pas leurs phares lorsqu'ils encontrent d'autres conducteurs, ce qui est assez désagréable, voire dangereux..

Je ne sais pas si j'oserais l'appel de phares. Je connais la légende urbaine [américaine] et j'ai peur qu'elle soit parvenue jusqu'ici...

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Dans l'obscurité portauprincienne, les familles nanties sont donc facilement repérables. Et il vaut mieux enfiler son pyjama dans la noirceur si l'on ne veut pas inciter le voisinnage à se préparer un sac de pop-corn pour le spectacle. Quoi de mieux que de zyeuter quand on n'a rien d'autre à faire — pour d'autres raisons, c'est pas comme si tout le monde était habilité à lire à la chandelle non plus...

Malgré cela, l'Ayisien moyen est assez mâlin. Pourquoi paierait-il pour un service qui ne fonctionne qu'à moitié quand ses voisins le font pour lui? Là où les compteurs tournent, on voit donc presque toujours, si on y regarde de plus près, une panoplie de petits fils métalliques courir le long des lignes de transmission. En suivant les «ti-fil», de leur appellation créole, on retrouve la trace de celui qui «emprunte» l'électricité à son voisin pour alimenter un radio, charger un cellulaire, s'éclairer un peu. Rien de bien demandant puisque la puissance électrique s'amenuise en cours de route. Même s'ils sont soumis au même diktat d'EDH en ce qui concerne les ruptures d'approvisionnement, on espère que ça réchauffe aussi un peu le coeur de ces Ayisiens ingénieux.

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«Haiti is a black woman sitting in a pitch-black dark room; she holds a single strike-anywhere-match in her left hand, a candle in the other hand, and a veil covers her face. She is patiently waiting for a man who is able to see in the dark to come into the room, find the match she is holding, light her candle, and remove her veil. Then, and only then, it will be revealed how beautiful she is.»Newvisionhaiti.com

lundi 11 avril 2011

Bamako in the hood

Mariam et Amadou à Port-au-Prince
Encore une de ces soirées portauprinciennes inusitées, alors que le soleil joue au ping-pong avec la lune. Quelques chanceux ont été éblouis — aveuglés?! — dimanche soir par la guitare dorée et les rythmes maliens d'Amadou et Mariam, accompagnés pour l'occasion des invités ayisiens Beken et James Germain.

C'est l'Institut français qui recevait, sous l'initiative du Programme alimentaire mondial, pour qui Amadou Bagayako et Mariam Doumbia sont chanteurs ambassadeurs auprès de l'Union européenne. Et nous ne sommes pas restés sur notre faim, le duo malien a même joué Dimanche à Bamako deux fois, les quelques 200 spectateurs assis en profitant pour se lever et fouler le plancher de danse après l'initiation de ce dernier par la ministre de la Culture et de la Communication, Marie-Laurence Jocelyn Lassègue. 

«Nous sommes contents d'être ici pour la première fois. Il faut travailler ensemble pour la joie et la solidarité, pour un but humanitaire: lutter contre la faim», a dit le couple non-voyant affublé de chic lunettes noires, visiblement content de la chaleur de l'accueil qu'ils ont reçu des dignitaires et autres chanceux présents. «Aujourd'hui, c'est dimanche. À Bamako, c'est le jour des mariages. Et en Haïti?»

Oui je l'aurai dans la mémoire longtemps... Et indubitablement dans la tête pendant une semaine!

samedi 9 avril 2011

Le poing noir

Peter Norman, Tommie Smith et John Carlos
C'est un symbole bien connu de la lutte contre la ségrégation raciale et pour la revendication des droits civiques des Afro-Américains dans les années soixante. Les poings levés et gantés des athlètes Tommie Smith et John Carlos, respectivement médaillés d'or et de bronze au 200 m aux controversés Jeux olympiques de Mexico en 1968, ont fait connaître au monde entier le symbole des Black Panther et la lutte anti-ségrégationniste qui y était associée.

Plus que jamais, le contexte se prêtait à l'affirmation du symbole sur la scène internationale. Les temps étaient chauds. Le pasteur Martin Luther King avait été assassiné en avril de la même année. Les deux athlètes, par la suite bannis à vie des JO par un Comité international olympique jugeant leur geste scandaleux et suspendus par l'équipe américaine pour leur soutien au mouvement des Black Panthers, n'allaient pas laisser filer si belle occasion de faire connaître au monde la violence et la marginalisation — voire l'absence de droit — dont ils étaient victimes aux États-[dé]Unis. Leur collègue australien Peter Norman, qui partageait le podium avec Smith et Carlos après avoir rafflé la médaille d'argent et qui allait devenir leur grand ami (Smith et Carlos ont porté le cercueil de ce dernier lors de ses funérailles en 2008), portait par ailleurs le macaron «Olympic project for human rights» en guise de solidarité.

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Le poing fait depuis partie de l'imaginaire noir. Et pas seulement lorsqu'il est levé. Barack Obama s'était attiré la sympathie de plusieurs électeurs et spectacteurs de par le monde le jour de l'annonce officielle de sa cadidature à la présidence des États-Unis, y allant du complice, décontracté et désormais célèbre «fist bump»  avec sa femme Michelle. 

Michelle a tapoté les fesses de Barack, mais c'est le «fist bump» que l'Histoire a retenu.

«It was the fist bump heard round' the world», commentait alors le Washington Post. «It thrilled a lot of black folks. [...] It's liberating to be able to run for president as a black man... Barack is like Black Folks 2.0.», analysait quant à lui le blog ta-nehisi.com, spécifiant que le «fist bump» était avant tout l'apanage des sportifs et des stars [ou wannabe stars] du hip hop.

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En Ayiti, le «fist bump» (le «korem») était aussi assez populaire chez les jeunes il n'y a pas si longtemps. Mais il s'est démocratisé depuis quelques mois, jusqu'à devenir la poignée de main officieusement officielle. Depuis la crise du choléra, il a effectivement remplacé la poignée de main, par souci sanitaire, étant moins propice à la propagation des germes entre humains que l'habituelle poignée de main! Des spots publicitaires de prévention ont été diffusé massivement et on voit désormais le «korem» un peu partout, dans les milieux plus officiels comme dans la rue et les réunions moins formelles.
Bébé Doc (Photo Frank Thorp V., Flickr)

Sur une note moins joyeuse, il existe même une image du dictateur Jean-Claude Duvalier lançant un «korem» à l'intention de la foule venue le saluer. Comme quoi les symboles qui marquent l'esprit courent toujours le risque d'être récupérés à toutes les sauces par des opportunistes déchus en mal de pouvoir et d'appui populaire...

jeudi 7 avril 2011

Suer du front

Depuis que je vous cuisine avec ce blog, je n'ai pas encore songé à vous prendre par là où c'est vraiment efficace: par le ventre. Peut-être fallait-il que je me laisse le temps de goûter un peu à tout avant de pouvoir cracher le morceau, je ne sais pas. Je n'ai pas encore tout essayé, mais je crois être en mesure de mettre la table pour vous. Je vous servirai une deuxième portion si le besoin s'en fait sentir.

Pour être honnête, je pensais trouver mon assiette un peu fade et ennuyante en Ayiti. J'imaginais le menu ayisien comme une longue et fastidieuse répétition qui avait tout pour me démotiver la fourchette et pour tuer Michel Montignac une deuxième fois — pain, patates, pâtes. Il est clair que Michel Montignac mourrait probablement de la diète ayisienne, mais pas pour les raisons que je m'étais imaginées!

Ses yeux d'enfant obèse auraient peut-être au contraire craqué pour la cuisine d'ici, très grasse et très salée. J'ai même entendu un médecin, à ma grande surprise, dire que le régime d'un Ayisien moyen est plus salé que celui d'un Nord-Américain tout aussi moyen — moyen dans le sens de moyenne, pas de tour de taille, évidemment! Bref, on parle de beaucoup de friture et de beaucoup de sel.

Seulement, si on peut racheter la mise un brin, il faut dire que le sel consommé ici est ajouté lors de la préparation de ces derniers, ni dans une perspective de conservation des aliments, ni dans des processus de transformation des aliments «préparés» [avec sel mais sans amour] que l'on retrouve [en trop grande quantité] chez nous.

Je vous entend me demander de passer au plat de résistance — on mange quoi en Ayiti, Émilie?!

J'y viens, j'y viens, juste le temps de vous dire que la cuisine ayisienne est savoureuse. Sans être trop épicée, elle est bien relevée et assaisonnée avec générosité. En fait, la cuisine ayisienne résulte d'un mélange d'influences : une part de cuisine française, une part d'influences africaines, une pincées de  nostalgie taïnos (arawaks). Quelques dérivés de cuisines étrangères sont également venus s'intégrer à la casserole ayisienne au fur et à mesure que les commerçants — arabes, par exemple — venaient s'installer au pays.

Bon. Protéinons un peu. On mange beaucoup de viande. Il y a presque toujours de la viande, en fait. De la viande, ou du poisson. On mange beaucoup de poulet. De la «poul peyi», de la poule d'ici, qui est soit disant plus ferme et qui a soit disant un goût différent en lien avec une diète différente composée des moyens du bord (je suis prête à y croire, mais je ne goûte pas vraiment la différence..), et de la «poul blan», du poulet d'étranger — qui peut venir d'aussi proche que de la République dominicaine. Le poulet est souvent servi en sauce, particulièrement avec la «sos kreyol», qui contient tomates, persil, thym, basilic, ail, oignons, poivrons verts, échalotes, oignons, carottes, une grande quantité de beurre et beaucoup de petits piments traîtres (que j'aime bien mais qui me font suer du front!).

On mange aussi du boeuf, le plus souvent mijoté. Les viandes sont pratiquement toujours servies en sauce, dans laquelle on peut voir se dédoubler le gras... On prépare la chèvre — «kabrit» — de la même manière. De la chèvre, on fait aussi le «tassot», un plat de «kabrit» frit dans l'huile végétale, qu'on aura préalablement fait mariné dans du jus d'agrumes (oranges et citrons — les citrons jaunes n'existent pas ici, et on confond donc lime et citron) et des échalotes.  Le tassot est généralement servi avec la «sos ti malice», dont les ingrédients de base sont le beurre, le jus de lime, les oignons et l'ail émincés finement et les fameux piments-qui-font-suer-du-front.

Parlant de gras, qui vient en Ayiti ne peut passer à côté du «griot», et ce, même si sa diète le proscrit! Le griot ressemble un peu au tassot, mais est généralement concocté à base de porc. Donc, à mariner, des cubes de porcs — avec le gras et la peau s'il vous plaît! — avec jus de citron (lime, encore), jus d'orange, échalotes, oignons, ail, thym, sel et poivre, et les petits piments-qui-n'ont-l'air-de-rien-mais-qui-font... — les plus funky ajoutent du vieux rhum aussi. À partir de là, c'est le même principe que pour le tassot: on plonge les morceaux de porc dans de l'huile végétale brûlante, jusqu'à ce que ça soit croustillant. (Je crois qu'on peut préalablement opérer une première cuisson pour éviter de carboniser le tout en plongeant la viande dans l'huile chaude et avoir une cuisson moins rosée.)

Au tour des poissons, maintenant — qu'on sert parfois au déjeuner. Au chapitre des poissons, il faut parler du poisson gros sel. Le poisson gros sel est un poisson entier qu'on fait cuire, euh, avec du sel?! Sans rigoler: beurre, jus de citron, piments-qui..., oignons, poivrons, échalotes, clou de girofle, persil, un peu de vinaigre, de l'eau, du poivre et du gros sel au goût. On fait d'abord mariner le poisson avec citron, piments, échalotes, épices, vinaigre. Puis on prépare un court-bouillon avec l'eau, piments, céleri, oignons, poivrons et citron, qu'on porte à ébullition et auquel on ajoute le beurre une fois que c'est fait. On plonge les poissons — ils sont habitués — avec la marinade et ne fois qu'ils sont cuits, on les retire et on les réserve. On ajoute un peu de beurre — oui, encore — et on laisse mijoter la sauce, dont on arrosera le poisson au momemt de servir.

Toutes ces belles recettes sont normalement accompagnées de riz. Du riz blanc, diri jon jon — riz qui devient noir à force de cuisson avec un champignon dont je n'ai pas encore percé le mystère — ou diri kole — tous les riz préparés avec n'importe quel légume, le plus souvent des haricots. Les riz sont souvent servis avec la «sos pwa», une sauce assez épaisse préparée avec des haricots rouges le plus souvent, mais parfois avec d'autres variétés de pois, mélangés ou non (pois blancs, pois congo, etc).

Parmi les accompagnements, on trouve aussi les «banann pézé», bananes plantain frites par deux fois, qu'on prend grand soin d'écrapoutir généreusement entre deux fritures. Il y a aussi les «accras», préparés avec le malanga, une tubercule qu'on réduit en poudre et qu'on mélange avec ail, persil, piments-qui..., échalotes, sel, poivre, parfois un peu de morue cuite. (Certains ajoutent de l'oeuf ou de l'eau pour lier la préparation.) Devinez la suite? Bingo, la friture.. Plus sain, mais tout aussi décapant: le «pikliz», salade de chou à base de vinaigre et de.. piments-qui-font-suer-du-front!

La soupe giraumon (courge ressemblant au potiron, à la citrouille) est également typique. C'est la soupe de l'indépendance. Tout le monde en mange le 1er janvier, paraît-il. Grosso modo, c'est un potage de giraumon auquel on peut ajouter de la viande, des morceaux d'igname, de carotte, de chou, d'oignon, de pomme de terre... Certains la servent aussi avec des pâtes alimentaires. Mais toujours, elle est bien relevée avec... (vous avez compris le principe...)

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Bien sûr — si on a encore faim! — on mange aussi beaucoup de fruits, selon la saison. Pour illustrer la chose, je peux dire que dans la cour de la famille où je vis, il y a des arbres à : mangues, bananes (fig banann et banann plantain), cerises (une variété différente de celle qui pousse chez nous, plus fibreuse et plus sûrette, avec laquelle on fait de l'excellent jus!), mandarines, citrons, oranges, chadèques (genre de gros pamplemousses), noix de coco, amandes, avocats (je dois en oublier..). On mange aussi des ananas, du melon d'eau, de la papaye, du corossol, des fruits de la passion, de la canne à sucre,  de la goyave, de la pomme grenade, etc. De tous ces beaux fruits, on fait aussi des jus délicieux, souvent très sucrés par contre — les Ayisiens ont tendance à abuser du sucre — et des cocktails enivrants à base de très bon rhum (le Barbancourt).

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Quoi d'autre? Des anecdotes culinaires me viennent en tête — euh, on mange des spaghettis pour déjeuner?! — mais il se fait un peu tard. Je vous laisse digérer et je vous reviens bientôt avec des photos et de plus amples recettes de «manje kreyol».

lundi 4 avril 2011

La ville en rose

AP Photo/Ramon Espinosa
Je suis probablement la dernière à l'annoncer! Michel Martelly, 50 ans, toutes ses dents (non, j'ai pas vérifié), et une garde-robe dominée par le rose, sera le prochain président de la Repiblik Ayiti. Les médias internationaux — Miami Herald, The New York Times, Le Monde, El País, pour ne nommer que ceux-là —, alimentés par une dépêche de Reuters nourrie par une fuite anonyme au sein du Conseil électoral provisoire (CEP), ont même devancé l'annonce des résultats officiels au pays.

Nos médias nationaux ont également retransmis la nouvelle au conditionnel, avant que le représentant officiel du CEP n'énumère tous les députés, sénateurs et le président élus. Est-ce que c'est parce qu'elle a financé une bonne partie de ces élections que la communauté internationale se récompense par le scoop, l'exclusivité — qui par mimétisme n'en sont même plus? Qu'est-ce qui pressait tant que ça dans cette annonce? Quand il y en a un qui parle, ils se mettent tous à jacasser... Comme un Twitter formel! Cela donne cependant une idée de la marge de manoeuvre réelle du futur président, dont l'entrée en fonction est prévue pour le 14 mai — je ne sais pas si René Préval est au courant, mais sur Wikipedia, «Sweet Micky» est déjà président!

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À la minute où le porte-parole officiel du CEP a terminé sa phrase — quelque chose comme : Michel Martelly, Repons Peyizan, 67,57% des votes, Mirlande Hippolyte Manigat, RDNP 31,74 % des voix — les portauprinciens ont pris d'assaut les rues, pour crier victoire et prendre le pouls de la vibrante capitale. Cris de joie, klaxons, affichettes de Martelly, Prestige à la main, ils sont sortis avec leur large sourire, leurs slogans et leurs chansons. Les plus zélés ont même tiré dans les airs. Pendant au moins trois minutes, les manifestations sonores de la foule en liesse ont été ininterrompues dans toute la ville..

Et elles se poursuivent actuellement par secteurs. Les partisans, en majorité des jeunes hommes, après avoir lancé quelques feux d'artifice, ont entrepris d'aller rencontrer le futur président jusqu'à sa résidence de Peguy-Ville. Ils sont partis de Pétion-Ville, même du Champ-de-Mars (où se trouve le Palais national écrasé sur lui-même, juste devant un énorme camp de tentes), comme un essaim d'abeilles, pour aller témoigner leur soutien et surtout leur joie à LEUR président. La distance ne compte pas quand il est temps de prouver son amour en rose!

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Télé Métropole rapportait en soirée qu'il y a eu quelques incidents isolés impliquant des gaz lacrymogènes. Le candidat défait de Pétion-Ville, Dieudonné L'Hérisson, s'est également plaint de ce que son bureau de campagne ait été la cible de jets de pierres, de coups de feu et de bris matériels. L'ambiance est cependant généralement bon enfant pour l'instant, et s'étend à tout le pays. Rien de comparable avec ce qui avait été imaginé de pire dans le scénario d'une Mirlande Manigat sortie gagnante... 

Frederick Alexis, Le Nouvelliste
Selon les rumeurs, le caoutchouc aurait alors brûlé d'un bout à l'autre du pays. Les commerces de Pétion-Ville s'étaient barricadés par précaution, les gens avaient fait des provisions pour quelques jours et les casques bleus des Nations unies, la Police nationale d'Haïti et consorts étaient prêts à agir.

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La rue et la jeunesse ont maintenant leur président. Reste à voir si l'ancien chanteur de charme, qui a mené campagne sur le rejet de la classe intellectuelle habituée au pouvoir, saura renoncer aux tentations et au privilèges pour travailler directement dans l'intérêt de son électorat. Nul besoin de rappeler que les défis sont considérables et que Martelly ne pourra y arriver seul, contrairement à ce qu'il disait hier, un brin mégalomane, sur son site web après l'annonce de sa victoire : «Ce ne sera pas facile mais avoir un leader qui est aimé, adulé, en qui le peuple a confiance, ça aidera déjà beaucoup.» Voilà qui commence bien..

dimanche 3 avril 2011

Les empêcheurs-de-tourner-en-ronds-de-cuir

Le Palais national, symbole de tous les excès, écroulé sur lui-même
Ça a été un dure semaine pour l'édifice de la démocratie ayisienne — pour autant qu'elle existe — auquel on a encore retiré une pierre. La machine politique est ici une machine mangeuse d'hommes, qui pour assurer sa survie et la prolongation de son pouvoir, de ses privilèges et l'engraissement de son portefeuille, n'hésite pas à faire rouler les têtes brûlées, celles qui croient encore au devoir de représentativité envers le peuple et à son bien-être. «Gran nèg se leta.» Un peu comme si on donnait à Pier Karl Péladeau le loisir de diriger le Québec au moyen de nos institutions politiques — ce qu'il fait déjà amplement par des moyens détournés, s'entend.

Cette classe politique cannibale et auto-regénératrice n'a pas aimé l'insubordination de l'un de ses éléments les plus courageux. De ceux qui n'hésitent pas à dire tout haut ce que tous pensent tout bas. De ceux qui s'évertuaient depuis des années à remonter le courant pour mettre sous le nez des décideurs l'absurde non-sens de leurs actions calculées avec les mauvaises variables — dépendemment du point de vue.

Car comme l'un de mes collègue le dit si bien, il ne faut pas analyser la situation en considérant le désordre apparent de la société ayisienne. Tout est au contraire très bien organisé et ordonné. Seulement, tout est organisé en fonction des privilégiés, des plus nantis, de ceux qui ne parlent pas trop fort et qui font ce qu'on attend d'eux — rien qui n'irait à l'encontre de l'ordre établi. Et ils ont, chacun à leur manière depuis 1804, réussi un tour de force en faisant croire qu'ils travaillaient dans l'intérêt du peuple. Les graffitis proclamant «bon retou» aux deux «ex» fraîchement revenus au pays en faisant foi...

Comme si la dictature, le code noir et le spectre des tontons macoutes hantaient toujours les esprits. «Konstitisyon se papye, bayonèt se fè.» Et cette baïonnette métaphorique empêche la confiance envers l'autre, le rassemblement du peuple autour d'intérêts communs, voire toute mobilisation citoyenne. Ces citoyens ont perdu l'illusion d'un système étatique qui les représenterait sans se dissimuler derrière un masque qui cache vanité et égoïsme. Chacun pour soi, ils continuent de croire en Dieu dur comme père, mais devant la chose politique, ils ont abandonné le combat. C'est donc dans l'ordre qu'il faudrait foutre le bordel pour que les choses avancent un peu!

Car pour l'instant, «lajan fè chen danse», comme dit le proverbe. Et les mieux intentionnés finissent par se faire piquer à force de donner des coups de pied dans le nid des guêpes mégalomanes...

samedi 2 avril 2011

Ensemencer la dépendance

Photo: AlterPresse
Dans la foulée des efforts d'aide humanitaire subséquents au séisme du 12 janvier 2010, la controversée multinationale Monsanto est elle aussi venue planter ses graines dans les campagnes ayisiennes, semant au passage risques environnementaux et sanitaires et autres dangers d'accroissement de la dépendance.

Sous l'égide de la FAO — qui craignait une «crise alimentaire» et des émeutes de la faim semblables à celles qui ont suivies les cyclones Hanna, Gustav et Ike dans les régions des Cayes et des Gonaïves — et des organisations non gouvernementales internationales (ONGI) telles que Oxfam, l'USAID, le Catholic Relief Services, ainsi que le Ministère de l'Agriculture, le programme aurait coûté plus de 20 millions de dollars et aurait pourvu en outils, semences et boutures quelques 400 000 familles ayisiennes, soit entre un tiers et la moitié de la population paysanne du pays. 

«La logique derrière [cette distribution] c'est que, dans les zones sinistrées et dans celles qui ont reçu un grand nombre de personnes déplacées, les paysans ont perdu leur capital», selon Francesco Del Re, représentant de la FAO dont les propos sont rapportés par l'agence AlterPresse. «Ce n'était pas une distribution générale. C'était une distribution bien ciblée, dirigée vers les plus vulnérables.»

Cependant, une enquête menée pendant trois mois par l'agence AlterPresse a permis de déceler un certain nombre d'éléments controversés, ayant trait notamment à des informations concernant de mauvaises récoltes, à des risques environnementaux et sanitaires et à un danger d'accroissement de la dépendance. 

Louise Sperling, chercheure au Centre international d'agriculture tropicale (CIAT), indique par ailleurs qu'il n'y avait «pas d'urgence de semences» en Haïti, que «contrairement à ce qui se passe à peu près partout ailleurs dans le monde, "manger et vendre des semences" ne constituent pas des signaux de détresse en Haïti, ce sont des pratiques normales». Le problème était donc davantage de nature financier qu'issu d'un manque de ressources à proprement parler.

Cependant, comme le rapporte l'agence AlterPresse et même si «on ne devrait jamais introduire dans un contexte d'urgence de nouvelles variétés qui n'ont pas été testées sur le site agroécologique en question», le ministère de l'Agriculture a bel et bien approuvé le cadeau empoisonné de 475 tonnes de semences de variétés hybrides de Monsanto, s'inscrivant en faux avec la loi ayisienne et les conventions internationales visant à protéger le patrimoine génétique et l'écosystème en général. Et ce, même en sachant que les graines de Monsanto, après la première utilisation, deviennent stérile, forçant ensuite l'achat de nouvelles semences pour la postérité...

Les 475 tonnes «données» par Monsanto devaient être distribuées par le programme agricole de l'USAID, WINNER (Watershed Initiative for National Environmental Resources) — l'enquête d'AlterPresse a réussi à déterminer qu'au moins 60 tonnes de variétés de maïs hybride et de semences de légumes Monsanto et Pioneer ont été distribuées et  activement promues, mais rien n'est dit sur la balance des dons de Monsanto, les employés de l'USAID n'étant pas autorisés à parler aux journalistes...

12 janvier = misère pour les Ayisiens, millions pour les ONG (Ayiti Kale Je)
Une note interne de l'USAID/WINNER obtenue par l'équipe d'enquête indique toutefois que «malgré toute une campagne médiatique contre les hybrides, sous couvert d'OGM/Agent orange/Round Up, ces semences ont été utilisées presque partout, le vrai message est passé, bien qu'à un niveau en deça des nos espérances». «Nous travaillons actuellement le plus vite possible avec les paysans afin d'augmenter autant que possible l'utilisation des semences hybrides.»

Alors que les agriculteurs ayisiens ont historiquement tendance à utiliser leurs propres semences pour l'année suivante ou encore pour s'en nourrir, les dirigeants de l'USAID/WINNER ont cru bon de former des «paysans vulgarisateurs» pour faire passer leur message avilissant. Ces derniers voient donc d'un bon oeil ce «coup de pouce» : «Ils [les agriculteurs] n'ont pas à se tuer comme avant. Ils peuvent planter, récolter, vendre ou manger. Ils n'ont plus à conserver des semences, parce qu'ils savent qu'ils vont en obtenir à partir du magasin [WINNER-subventionné].» Pas de réponse aux questions des journalistes qui concernaient la fin des subventions, par contre...

Et ces «paysans vulgarisateurs» n'ont pas non plus d'information à donner en ce qui concerne les risques  sanitaires et environnementaux associés à la manipulation de ces graines traitées avec herbicides et fongicides néfastes pour la santé. Pas de gants, pas de masques, aucune protection donc, dans les champs ayisiens.. Et c'est sans compter le fait que certains de ces agriculteurs sous-informés avaient l'intention de broyer les semences hybrides pour les donner à manger aux volailles avant l'intervention de Ayiti Kale Je, organisme qui a mené l'enquête avec AlterPresse...

Cette «aide» s'est donc poursuivie, même après que les paysans eurent regagné leurs terres, au grand dam de Louise Sperling, du CIAT, qui y voit des conséquences à long terme qui ne sont pas qu'environnementales, mais aussi financières. «L'aide directe en semence — lorsqu'elle n'est pas nécessaire et pratiquée de manière répétitive — constitue un préjudice réel. Elle sape les systèmes locaux, crée des dépendances et étouffe tout véritable développement du secteur commercial. [Certains acteurs humanitaires] semblent voir dans l'offre d'aide en semences une manière facile de se financer, même si leurs actions peuvent nuire aux agriculteurs pauvres.»

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Pour réellement saisir la portée de l'action américaine en Ayiti dans le secteur agricole, il faut aussi lire l'article du Monde diplomatique, publié en juin 2010. (Extraits)

«Dès 1981, sous l’administration Reagan, l’USAID fait pression sur le gouvernement haïtien pour substituer des produits d’exportation (cacao, coton, huiles essentielles) aux cultures vivrières. L’opération sera facilitée par l’octroi d’une aide alimentaire américaine équivalente à 11 millions de dollars. En 1995, un accord passé entre l’ancien président, M. Jean-Bertrand Aristide, et le président américain William Clinton pour lever les barrières douanières, a autorisé le « dumping » des produits agricoles américains (subventionnés) sur le marché local.

Autosuffisante dans les années 1980, la production nationale haïtienne alimentaire satisfaisait moins de 40 % de la demande alimentaire locale à la veille du séisme. Le reste provenait des importations et de l’aide internationale. Une situation qui n’a fait qu’aggraver les conséquences de la catastrophe. Le nombre de personnes vivant en situation d’insécurité alimentaire sévère est passé de 500 000 avant le séisme à plus de 2 millions aujourd’hui. Le nombre de familles disposant de stocks de nourriture a chuté de 44 à 17 % et les prix des denrées alimentaires ont bondi de 25 % en moyenne.»

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Une nouvelle qui passe moyen avec un petit déjeuner composé de fruits, de céréales et de café locaux...