dimanche 15 mai 2011

Chanter un pays

Ça y est. Le peuple ayisien a un nouveau président. Et un président bien à lui, différent des cinquante-cinq autres qui l'ont précédé, si on se fie à Michel Martelly, alias Sweet Micky, alias Tèt kale, qui a parlé de changement — il n'a malheureusement pas inventé la formule — et de reconstruire un pays main dans la main avec le peuple, à qui il promet la sécurité, l'ordre, la justice, la transparence et la bonne gouvernance.

«Je vous ai dit de me faire confiance. Et vous pouvez me faire confiance. [...] Main dans la main, épaule contre épaule, nous allons changer Ayiti, refaire ce pays, lui redonner une image», a-t-il dit lors de son premier discours à la nation livré après son investiture ce samedi, avant de passer une sorte de contrat social avec la population. «Sous ma présidence, l'obligation de l'État sera de servir le peuple ayisien. L'obligation du citoyen sera de remplir son devoir civique : payer ses taxes pour qu'il puisse trouver les services que l'État lui doit.»

Si ce discours peut paraître bancal du point de vue occidental, habitués que nous sommes à ce que l'État soit redevable envers ses citoyens et vice-versa, il marquera bel et bien, s'il se concrétise ici — pays de l'économie informelle, du petit négoce au noir et où l'on vivote dans un chacun pour soi justifié par la faim — le changement. Le défi que compte relever Martelly, qui s'adresse toujours à la foule avec une fougue et une détermination déconcertantes ce qui lui vaut en retour une admiration sans borne et une capacité de mobilisation sans égal, est donc d'une envergure difficile à mesurer.

Celui qui a promis de rendre l'école non seulement gratuite, mais obligatoire — alors qu'un proportion alarmante de la population ne sait ni lire, ni écrire, mais sait assez compter pour se rendre compte que les ressources financières, infrastructurelles et humaines sont insuffisantes pour offrir une éducation de qualité à tous — devra faire face à de nombreuses embûches sur le chemin de la réussite. 

Il devra notamment apprendre à louvoyer sur le terrain politique ayisien, un terrain glissant s'il en est, où s'avalent les couleuvres plus rapidement que ne mettent de temps à fleurir les roses. À ce chapitre, Martelly devra conjuguer avec l'opposition, à qui reviendra entre autres le choix du premier ministre, mais qui pourra également bloquer les idées innovantes du président idéaliste, tantôt au Sénat, tantôt à la Chambre des représentants.

Sur les terrains social et économique, les défis sont d'une ampleur que permet de mesurer la reconstruction du pays qui tarde encore à se manifester alors que des millions de déplacés qui ont tout perdu de ce petit rien qu'ils possédaient vivent encore sous des tentes, à la merci des intempéries et dans la proximité la plus nauséabonde. L'école gratuite et obligatoire peut certes sembler tentante, mais les observateurs ont bien hâte de voir où le nouveau président ira puiser les ressources nécessaires...  Les secteurs environnemental et agricole — ce dernier qui avait connu une rare amélioration avant le séisme de janvier 2010 — voudront également leur part du gâteau. Et on ne parle même pas des infrastructures sanitaires, des routes, du système de transport défaillant et totalement désorganisé, ou encore du manque cruel de travail.

Sur le terrain international, Martelly aura finalement du pain sur la planche s'il désire vraiment changer l'image que renvoie son pays à l'étranger et installer l'ordre, la justice, la sécurité, la transparence et la bonne gouvernance, comme il l'a dit lors de son allocution de samedi. Afin d'attirer les investissements directs étrangers susceptibles de contribuer au développement de son pays, Martelly devra aussi voir aux contraintes administratives et tarifaires qui contribuent pour l'instant à désenchanter tout entrepreneur désireux de venir mener des affaires dans la perle des Antilles. Finalement, Tèt kale aura à tenir tête, justement, à d'innombrables pressions quant à l'administration de l'aide internationale et des milliards promis à Ayiti pour la reconstruction, une bonne partie desquels se fait toujours attendre...

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Si Sweet Michel a porté des lunettes roses tout au long de la campagne et depuis sa consécration, le vrai travail commence maintenant. Et le peuple espère qu'il durera plus longtemps que mettent les roses à faner. «Ayiti nou pat vle wè-a» (l'Ayiti que vous ne voulez pas voir), a lancé Martelly, sur un air évangélique connu de tous, au terme de son discours. Et la foule de lui répondre en coeur : «Se sa nou pral wè!» (C'est ce que vous allez voir!)

C'est ce que nous allons voir, oui.

jeudi 5 mai 2011

The Christ isn't always right

L'avion de Miami à Port-au-Prince ressemble à un arc-en-ciel. Des groupes compacts et colorés de jeunes et de vieux venus changer le monde avec les meilleures intentions. Mais aussi avec une foi aveugle qui se rapproche de la naïveté. Et la foi porte des t-shirts cheap.

Ils sont tous là, un peu fébriles à l'idée d'être envoyés par Jesus-Christ-Alleluia lui-même pour aider leur prochain. Ils portent des chandails bleus, oranges, verts, roses, à l'effigie de leur confession. Des chandails qui les identifient clairement — et dans la lignée du mauvais goût vestimentaire! — au troupeau de brebis égarées auquel ils appartiennent. Ils viennent construire une école, un puits, apporter des médicaments ou d'autres vêtements de seconde main amassés par leur église pour ceux qui sont dans le besoin.

Et ils repartent une semaine plus tard avec le sentiment d'avoir changé le monde. Sans vraiment savoir si ces écoles disposeront des ressources nécessaires à leur bon fonctionnement — des chaises, des bureaux, des crayons, du papier, des livres, une autre source de lumière que Jésus... Sans vraiment savoir non plus si un professeur compétent pourra dispenser des enseignements — autres que religieux — à des enfants dont les parents n'ont souvent pas les moyens de payer les frais de scolarité. Et le professeur, c'est votre église qui lui versera un salaire?

Et semblerait que les Américains ne soient plus seuls à jouer la carte de la religion...

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En Ayiti, le séisme de janvier 2010 a donné lieu à un tsunami d'aide humanitaire. Dans la cohue, le nombre a devancé l'organisation cohérente de cette aide, ouvrant la porte à l'improvisation et à de nombreuses organisations sans expérience, plus ou moins bien intentionnées. Le Monde estimait par ailleurs leur nombre à plus d'un millier un an après le séisme. Et la faiblesse de l'État, qui doit théoriquement réguler cette aide mais qui dans les faits dit oui à tout, n'est pas sans contribuer à cette anarchie humanitaire.

«Si l'initiative est toujours louable, Haïti n'a pas besoin de trop d'aide, trop c'est comme pas assez et trop est synonyme de désorganisation, de manque de coordination. On se retrouve aujourd'hui avec une espèce de tour de Babel..», faisait récemment remarquer François Audet, Directeur de l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaire, en entrevue à l'émission Tam Tam sur les ondes de Radio-Canada International.

En vertu de la Déclaration de Paris sur l'efficacité de l'aide humanitaire, les pays signataires se sont engagés à délier l'aide et à en réduire la conditionnalité, aide qui subit par ailleurs déjà plusieurs pressions politiques, notamment. Comme pour en rajouter, certaines organisations à vocation religieuse font cependant montre d'un prosélytisme mal placé, soulevant le questionnement éthique en regard de leur volonté réelle. «Ce n'est pas propre à Haïti. Et dans une perspective historique, il ne faut pas oublier qu'à une certaine époque, la coopération canadienne était orientée vers le missionnariat», poursuit François Audet, ajoutant que certaines organisations profitent de la vulnérabilité au niveau psychologique pour «faire du recrutement de membres, aller construire des églises». «On peut s'interroger sur la légitimité et le bien-fondé de cette présence-là. Dans le marketing de ces organisations, on procède toujours par une démarche très humanitaire : on va ramasser de l'argent, pour construire des puits, des écoles, mais derrière, il y a une logique religieuse, confessionnelle, importante.»

Le journal Rue Frontenac citait à ce propos M. Audet, auteur d'une étude sur le nouvelles tendances de l'humanitaire canadien parue en avril dans la revue Point de mire et stipulant que le «gouvernement Harper confi[e] un rôle grandissant aux groupes religieux dans l’aide humanitaire d’urgence financée par le Canada». Le nombre d'organisations chrétiennes faisant de l'humanitaire au nom du Canada aurait effectivement triplé depuis l'arrivée au pouvoir des Conservateurs en 2006. Des 28 agences canadiennes enregistrées au PAGER (Policy and Advocacy Group for Emergency Relief), comité ad hoc où siègent l'ACDI et un comité du ministère des Affaires étrangères pour des fins de coordination de l'aide canadienne, 15 font la promotion d'une religion, y apprend-on.

Si des organisations expériementées comme Médecins sans frontières, Oxfam, CARE ou la Croix-Rouge sont abonnées depuis longtemps, une dizaine d'organisations moins expérimentées ont rejoint les rangs du PAGER ces dernières années — dont le Comité central mennonite, le Confederation of Canadian Christian Schools, l’Agence de développement et de secours adventiste et l’Église presbytérienne du Canada.

«Avec cette dilution des professionnels canadiens de l’humanitaire, le PAGER semble avoir perdu sa raison d’être. D’un espace de dialogue entre experts pour débattre d’enjeux politiques et opérationnels, celui-ci est maintenant une « liste » des organisations pouvant bénéficier des fonds de l’ACDI.»

«Depuis quatre ou cinq ans, on a vu apparaître des amateurs dans l’aide humanitaire, des gens qui n’ont aucune expérience. C’est un retour en arrière. Le gouvernement canadien revient presque aux anciennes croisades», confiait François Audet à Rue Frontenac, soulignant toutefois, sans les nommer, le sérieux de certaines de ces agences confessionnelles, qui proviennent entre autres des Églises luthérienne, baptiste, adventiste, unie, réformée, mennonite et catholique. (La liste des organisations humanitaires privilégiées par le Canada est ici.)

«Les vrais professionnels de l’humanitaire se démobilisent», se navre François Audet dans Rue Frontenac, qui a plus d'une quinzaine d'années d'expérience derrière la cravate — en porte-t-il vraiment une?! — dans l'aide humanitaire. Il a notamment oeuvré pour la Croix-Rouge et pour CARE, avec qui il a effectué une centaine de missions à l'étranger. Ceux qui restent lancent un cri d'alarme. En espérant que leurs prières soient entendues...

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Le rest of Canada vient de réélire Stephen Harper, porte-étendard de cette idéologie conservatrice qui compte notamment des députés créationnistes au sein de son équipe, comme le rapportait récemment Le Devoir, et qui ne cesse de faire pencher la politique étrangère canadienne vers la droite — religieuse et économique. La province de Québec a quant à elle remisé son gaminet bleu-bloc dans sa garde-robe pour revêtir son t-shirt orange dans une tentative désespérée et historique de faire contrepoids à ces fous de Dieu — entre autres, les enjeux politiques divisant le Québec du ROC étant protéiformes. Jouissant de la majorité, le gouvernement conservateur a cependant quatre à cinq ans pour continuer à envoyer des crucifix sauver des vies à l'étranger...

Amen.

mercredi 4 mai 2011

Ménager ses transports

Jacmel, 15h30, dimanche après-midi. La «roulib» (littéralement «roue libre», le lift) qui devait nous ramener à Port-au-Prince n'a finalement pas fait le déplacement jusqu'à la ville côtière du Sud-Est. Nous sommes un peu coincés. Le pouce? Hum, pas sûre que ce soit la meilleure idée. La moto-taxi? Sur la route en lacet, t'es malade?! L'hélico de la MINUSTAH? Non, ce à quoi les Ayisiens n'ont pas droit, je n'ai pas droit — un peu de solidarité, quand même! Je suivrai finalement mon collègue ayisien dans le transport en commun — appelez ça l'autobus —, non pas sans une petite crainte en ce qui concerne la portion montagneuse de la route. Expérience dont mes fesses — et plusieurs autres muscles — se souviennent douloureusement.

Quand je dis transport en commun, je veux dire transport en commun — en insistant sur le commun. Nous étions une trentaine à être entassés dans la boîte d'un camion où étaient disposés trois modestes planches de bois en guise de sièges. Au moins quatre personnes à l'avant. Et qui sait combien de monde — poules, fruits, légumes et autres provisions — sur le toit. Tous là à crisper nos muscles en même temps dans une chorégraphie destinée à absorber les tournants prononcés que nous ne voyions pourtant pas venir.

«Blan» (l'étranger) attire habituellement les regards. Ils ont bien souri en me voyant monter dans l'autobus chargé. Les «blan» voyagent habituellement en «machine» avec leur chauffeur, devaient-ils se dire. Sur la route, j'ai plutôt senti mes covoitureurs, le regard vague, perdus dans leurs pensées. Ou enfin dans leurs prières, impatients qu'ils étaient de mettre fin à ce risque nécessaire pour fuir la morosité économique de Jacmel. 

Lorsque le chauffeur arrêtait sur la route — on ne peut pas vraiment dire accotement — pour prendre de nouveaux passagers, on les entendait protester. Maugréer qu'il n'y avait plus de place. Que les centaines de gourdes qu'il allait empocher pour les prendre à son bord équivalaient à risquer leurs vies. La vie d'un Ayisien vaut cher, en tout cas, si on calcule chaque facteur de risque qui y sont associés.

Il ne passe pas une semaine sans que l'on entende parler d'accidents de la route plus ou moins graves. Un autobus qui sombre au creux d'une montagne. Une moto qui renverse un piéton. Une voiture sans freins qui frappe un mur. Un tap-tap trop chargé qui perd le contrôle en risquant la vie de dizaines de gens.

Sur la route sinueuse, j'ai essayé de ne pas penser à ça. Lorsque nous sommes arrivées à Dufort, en bas des montagnes, les «merci Jésus, merci Jésus» ont abondé. Les chapelets ont été embrassés. Les yeux se sont levés au ciel. À ne pas voir dehors, je m'étais aussi réfugiée dans les valeurs judéo-chrétiennes peinturées de couleurs criantes sur la boîte métallique du camion, dans une espèce de conversion momentanée à l'approche de la fin du [voire de mon] monde imminente : amour, paix, sagesse. Et union. Pour l'union, je venais en effet d'être servie.

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Plusieurs personnes sont descendues à Dufort. Le chauffeur devait cependant poursuivre sa route jusqu'à la capitale. Mais arrivé à Léogâne, quelques kilomètres plus loin, le frustre monsieur a décidé qu'il rebroussait chemin — pour éviter de franchir les montagnes de nuit, j'imagine, mais c'est pas comme si il nous avait donné une raison (il avait déjà encaissé le «kob»)... 

C'est là que j'ai été... vendue! Le chauffeur du camion a effectivement acheté le droit de passage des passagers restants à un autre transporteur, qui faisait la route jusqu'à Port-au-Prince celui-là. Nous nous sommes donc retrouvés dans un autobus scolaire du type Blue Bird, à attendre. Attendre que nous ayons atteint le compte de trois par bancs — oui, oui, j'étais la chanceuse au centre! 

Vous vous demandiez [not!] ce qui arrivait aux autobus scolaires jugés inaptes à transporter les enfants du Nord? Pas besoin de vous dire que la petite pancarte «arrêt» ne clignote plus. Et il suffit de crier «chauffeur» pour descendre, par l'une ou l'autre de ce qui étaient jadis des portes fonctionnelles...

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Arrivés à Portail-Léogâne, à l'orée de cette forêt humaine qu'est Port-au-Prince, le chauffeur nous a crié «chauffeur» comme une petite vengence. Alors que nous avions payé 100 gourdes (2,5 $) pour faire les 120 kilomètres de Jacmel à PAP (pour environ 4 heures..), le taxi, une petite voiture aux sièges défoncés, au plancher troué et aux amortisseurs inexistants nous en a chargé 400 (10 $). Les grandes villes sont toutes pareilles.. et les chauffeurs de taxi aussi!