samedi 3 décembre 2011

Écrits violents

Une amie m'envoie un courriel cette semaine. Un rien du tout, une petite question innocente qui a l'air de rien.. «Qu'est-ce que t'en penses?», écrit-elle, en joignant un lien vers une analyse du Council on Hemespheric Affairs intitulée The "Enforcers": MINUSTAH and the Culture of Violence in Port-au-Prince. L'analyse de Courtney Frantz, publiée ce 28 novembre, défend une thèse anti-MINUSTAH en déployant un argumentaire à saveur de théorie du complot et en énumérant une série d'événements peu reluisants impliquant la force de l'ONU... en ne montrant qu'un seul côté de la médaille.

«Heille, c'est une question compliquée — même si elle tient en peu de mots — que tu me poses là...» Ma réponse sera évidemment verbeuse. Tu pourras réagir si le coeur t'en dit.. Voilà : 

Pour l'article, je ne sais pas trop ce que j'en pense.. En fait si.. Au fil de la lecture, certaines notions de la conférence d'André Corten, politologue et prof à l'UQAM, chercheur à l'IRD, — il vient de rééditer une version actualisée et augmentée de L'État faible : Haïti/République dominicaine et était de passage à Port-au-Prince la semaine dernière — me revenaient constamment en tête.

Au premier chef desquelles cette notion de violence. Corten expliquait assez justement la violence de la société haïtienne elle-même. Pas nécessairement en termes de criminalité ou d'actes violents — le taux d'homicides est d'ailleurs plus faible que chez le voisin et que dans plusieurs pays des Caraïbes/de l'Amérique latine, et si tu veux mon avis, la notion d'insécurité est probablement un peu surmédiatisée dans le cas d'Ayiti, le problème résidant davantage dans une justice aléatoire, monnayable et à géométrie variable qui envoie des messages contradictoires et qui rend difficile la lecture de différentes situations/réactions —, mais plutôt en termes socio-politiques. Lire l'incapacité, voire le manque de volonté de l'État et de la classe dirigeante à articuler un projet social qui tiendrait compte de la majorité, qui écouterait ce qu'elle a à dire, qui s'arrangerait pour définir des réponses réalistes à des demandes légitimes formulées par la population. Bref, l'absence de lien/tissu/ciment social/contrat social, le désoeuvrement d'une population abandonnée à elle-même et où pullulent les laissés-pour-compte (en termes d'éducation, d'accès aux services de base, au travail, à la dignité, etc.) et qui résultent en un manque de confiance généralisé dans les relations citoyen-citoyen, citoyen-État, citoyen-institutions, citoyen-communauté internationale, État-institutions, État-communauté internationale, institutions-communauté internationale and on, and on, and on. Nous sommes donc en présence d'une culture et d'un imaginaire de méfiance. «Il ne faut jamais faire confiance à un Ayisien», répètent souvent les Ayisiens eux-mêmes...

Fait cocasse, après l'intervention des conférenciers — Corten était flanqué de Laënnec Hurbon (théologicien et sociologue, directeur de recherche au CNRS et prof à l'Université Quisqueya), Sabine Manigat (la fille de Leslie, mais pas de Mirlande, intellectuelle haïtienne) et de Guy Alexandre (ancien ambassadeur d'Haïti en République dominicaine) — une période de questions était prévue. «C'est là que le party commence», ai-je murmuré au collègue qui m'accompagnait, connaissant la propension des Ayisiens pour la fierté nationale émotive, leur esprit d'éditorialistes contestataires, et leur manie de présenter leur point de vue en long et en large, haut et fort, sans nécessairement qu'il soit fondé sur une base argumentaire solide. Par des interventions majoritairement provocatrices et tentant de pourfendre les propos des quatre penseurs, ils ont ironiquement fourni une démonstration étoffée de ce que défendaient les conférenciers, de cette idée de violence de la société ayisienne...

Mais pour revenir au texte, je pense que c'est un point de vue. Un point de vue qui se vaut, certes, toute chose étant relative, mais un point de vue qui n'est pas très nuancé et qui est critiquable au point de vue de l'honnêteté intellectuelle. Je veux dire, que l'auteur est clairement contre la présence de la MINUSTAH. Mais il ne propose pas grand chose en termes de solutions alternatives.. Et la réalité, c'est qu'avec la faible capacité de l'État ayisien à lever des impôts — environ 60% du budget national provient de l'extérieur —, il est permis de s'interroger sur sa capacité à entretenir une institution aussi budgétivore que l'armée — ou encore une force policière efficace et non corrompue — pour assurer la sécurité sans couper dans les maigres services qu'il procure à la population. À moins qu'on ne compte encore davantage sur la communauté internationale pour l'offre des autres services? L'indépendance et la souveraineté nationales, je veux bien, mais encore faut-il avoir les moyens de ses ambitions, être conséquent dans sa définition des priorités et surtout dans ses actions. CQFD...

La solution de l'armée, puisqu'on en parle — elle est à l'étude en ce moment, Martelly ayant confié la réflexion à une commission civile qui a jusqu'au 1er janvier pour se prononcer sur la pertinence, et le cas échéant sur le calendrier de mise en oeuvre, la mission et la philosophie d'une éventuelle force armée en Ayiti — éveille aussi dans le contexte les fantômes d'une institution qui a historiquement été le véhicule de la répression, du glissement de l'intérêt public vers des intérêts particuliers.. Et admettons que Martelly soit bien intentionné. Que cette armée soit fonctionnelle, transparente, objective, qu'elle contribue réellement à la protection de la population et puisse agir en remplacement de la MINUSTAH. Admettons. Se pose toujours la question de la continuité politique d'une telle décision/responsabilité. Ce qui rejoint un autre argument soulevé lors de la conférence de Corten, à savoir la tradition de «gouvernement des hommes» en Ayiti, par opposition au «gouvernement du peuple» — bien que cette idée soit elle-même discutable, je le concède.

Ça soulève une autre question en lien avec le texte que tu m'as envoyé. Est-ce que les exactions, les violences, les violations des droits de l'Homme, sont plus justifiables si commises par des «nationaux»? Attends avant de me lancer des roches, je sais que c'est une question délicate et polémique. Dans ma petite tête, ces exactions/violations ne sont bien évidemment justifiables en aucun cas. Mais Ayiti n'a pas encore d'étoiles dans son cahier au chapitre des droits de l'homme... Bien sûr, la MINUSTAH, en tant qu'entité exogène sensée amener la «stabilité» ne devrait pas être un agent déstabilisateur. Elle reste toutefois une organisation faite d'hommes dotés d'un jugement qui leur est propre, ce qui ne les soustrait pas pourtant au regard que les Ayisiens posent sur eux en tant qu'individus identifiés à un groupe.. Idéalement, la MINUSTAH répondrait de ses actes — et de ceux de ses représentants — en cessant de se cacher derrière les masques des relations publiques et de la diplomatie. Mais l'analyse de M. Frantz occulte certains faits. Il faudrait peut-être poser la question que je pose aux gens compétents qui ont perdu leur travail au sein de l'administration publique parce qu'un certain Aristide avait décidé que les institutions publiques — les ministères, les hôpitaux, les écoles, les universités, etc. — devaient être gouvernées par le bon peuple — même si inexpérimenté — qui s'est empressé de répéter ce qu'il reprochait aux gens qu'il venait de virer, ou encore à ceux qui ont senti leur vie menacée et ont été «forcés» d'émigrer...

Tout ça pour dire que je trouve la question soulevée dans le texte — la question des relations entre le «peuple» et la MINUSTAH et surtout celle des bénéfices apportés par cette dernière — un peu mal posée. Je veux dire qu'il manque des éléments de contexte — la relation entre le «peuple» et l'État, notamment, ou celle des bénéfices apportés par ce dernier... La MINUSTAH a été instaurée en 2004 en réponse à des violations explicites des «droits de l'Homme, en particulier à l'encontre des populations civiles». Dans le meilleur des mondes, la question ne se serait pas posée si l'État avait été en mesure de prévenir de telles violences, voire s'il n'avait pas provoqué leur éclosion. Et je ne suis pas certaine qu'il serait en mesure de le faire aujourd'hui — de «mettre fin à l'impunité», pour reprendre les termes de la résolution 1542 du Conseil de sécurité. C'est une question complexe, qui est souvent traitée de façon émotionnelle et en surface et à laquelle il n'y a pas de solution clé en main. Est-ce que ça serait mieux sans? Ou à l'inverse, est-ce que ça pourrait être pire? Est-ce que la MINUSTAH est vraiment là pour répondre à une menace à la sécurité internationale ou pour répondre à une menace d'Ayiti contre elle-même? Je ne sais pas... Si quelqu'un sait, qu'il lève la main droite et dise «je l'jure».. et surtout, qu'il le démontre!