samedi 30 juillet 2011

Dessine-moi un pays

L'une des réflexions les plus imbéciles qu'il m'ait été donné d'entendre depuis que je suis ici – et il y en a eu plusieurs – est sortie de la bouche et de la tête d'un médecin. «Il y a tellement de choses écrites sur les murs à Port-au-Prince, pas besoin de livres!», a-t-il dit lâché en plein blokis (embouteillage) candidement mais le plus sérieusement du monde, affairé qu'il était à déchiffrer slogans politiques, publicités agressives, versets religieux et autres messages détournés ou non de l'OCDE («L'administration d'un pays est régie par des lois point barre» vient d'apparaître à deux pas du bureau et je doute que le «point barre» soit sorti de la bouche de l'OCDE).

On s'entend, la reconstruction d'Ayiti, et plus largement celle de l'identité ayisienne, ne peut pas passer par les «JC Duvalier, bon retou», «Mulet (ex-chef de la MINUSTAH) + OEA = kolera» ou «Cris kapab» graffités à la va-vite sur les murs craquelés de la capitale. Et aucune obscurité ne pourrait justifier qu'apprendre à lire se fasse à grand coup de fautes d'orthographe et de slogans partisans, voire parfois haineux, dans la rue. La République a un pas de géant à faire en termes d'éducation, c'est clair. Mais elle a surtout un pas de géant à faire en termes d'accès à cette éducation, aujourd'hui apanage quasi exclusif d'une minorité de nantis qui fait tout pour conserver la mainmise qu'elle exerce sur la gestion des affaires de l'État et donc de la définition du «vivre-ensemble».

Il se trouve plusieurs penseurs pour nier l'existence même d'une société civile ayisienne capable de s'organiser et d'articuler ses demandes à l'État, voire le remettre sur le droit chemin. D'autres admettront qu'elle existe, mais s'entendent pour dire qu'elle vivote à l'état embryonnaire. Absence de délibération des enjeux les plus cruciaux dans l'espace public, mécanismes de reddition de comptes (parfois volontairement) inopérants, État faible, corrompu et moribond et mobilité sociale engluée dans des préjugés coloniaux et bourgeois. Le tout, exacerbé par la présence exponentielle de la société civile internationale depuis le 12 janvier 2010 – les ONG qui oeuvrent dans certains secteurs ont parfois des budgets de fonctionnement surpassant largement les capacités des ministères ayisiens. Nous sommes dans la République des ONG, pas celle des Ayisiens...

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Dans ce joyeux bordel de dépendance, d'inégalités et d'espace public anéanti, un graffiteur utilise le mobilier urbain à sa façon afin de distiller un message d'espoir. Dans la clandestinité et l'anonymat de la nuit d'abord, puis à la lumière du grand jour depuis le séisme, Moïse Jerry Rosenbert tente de mobiliser la jeunesse ayisienne, d'arracher un sourire et une réflexion sociale aux passants et de faire bouger les choses avec ses canettes de peinture en aérosol. 

«Je fais du graffiti pour que les gens se rendent compte que nous devons cesser de galérer, de se battre les uns contre les autres. Nous devons nous mettre ensemble pour un plus grand projet : construire notre pays ensemble, aller de l'avant», confiait-il au Guardian six mois après le tremblement de terre. «Ce que je veux, c'est une Ayiti nouvelle. Je veux que la jeunesse prenne le flambeau, qu'elle crée quelque chose de nouveau. Par le graffiti, je cherche à rejoindre la jeunesse. À la rendre plus forte, qu'elle prenne conscience qu'elle peut s'impliquer dans le développement et les affaires du pays.» 

La popularité grandissante de Jerry l'a aussi amené à s'impliquer directement dans les camps. Embauché par des ONG, l'artiste urbain a été appelé, par exemple, à illustrer les notions d'hygiène de base de façon à prévenir la propagation des maladies infectieuses. Et le message passe nettement mieux qu'avec les méthodes traditionnelles des affiches ou des tracts, croit Caritas, l'une des ONG qui a fait appel aux canettes de Jerry. «C'est une obligation pour moi d'en faire plus pour la population», croit le principal intéressé.

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Ça prendra évidemment plus que les tags de Jerry pour changer Ayiti et la dépatouiller de ce bourbier infini dans lequel elle est enlisée. Son discours, son implication et surtout ses dessins ajoutent toutefois une touche de couleur à la grisaille monotone et monochrome de la misère. Et ils pourraient éventuellement en rallier et en impliquer d'autres...

La vidéo du Guardian

jeudi 14 juillet 2011

V-turn

11h30-minuit, après un repas bien dansant dans un restaurant de Pétionville. En voiture vers la maison avec ma mère ayisienne, nous croisons une petite chaise en paille tressée à un carrefour. «Ho, ho», dit-elle stressée et méfiante, avant de rebrousser chemin sans fournir de plus amples explications. Son faciès est grave, elle semble turlupinée. Mais elle ne veut pas parler, elle essaie d’oublier. Ou de se faire oublier…

Petite sœur, qui suit dans une autre voiture et apprend gentiment à conduire avec paternel – qui me fournira plus tard les explications les plus amples – , obtempère aussi. Double U-turn dans les rues crasseuses de Port-au-Prince, où une petite chaise en paille toute neuve provoque les changements de direction. Pas question de franchir ce carrefour maudit pour elle non plus.

Nous venons de croiser Papa Legba, le maître vaudou des carrefours et des chemins. Ou plutôt un message qui lui est adressé sous forme de la sollicitation rituelle d’un ounsi (un initié) par un croyant pour que Papa Legba, ce vieillard boitant qui fume la pipe et qui garde la frontière entre le monde des humains et le monde surnaturel – littéralement le St-Pierre des vaudouisants –, rappelle le lwa (l’esprit, le mauvais sort, la force invisible) qui s’est abattu sur la vie du croyant et qui lui cause lambdas tracas.

Tracas comme une perte d’emploi, des ennuis de santé, une querelle avec un voisin ou un ami, une mauvaise récolte, etc. Un événement qui arrive au gré de la trivialité de la vie quotidienne et auquel on attribue la symbolique des divinités de la vie ayisienne.

La petite chaise est l’aboutissement d’un long processus de renvoi. On aura sollicité un ougan (un prêtre vaudou) pour un mal x. Il aura édicté une série d’actions, plus ou moins onéreuses les unes que les autres et selon la nature du mal qui nous ronge, à mener avec un pointillisme scrupuleux étudié au quart de tour. Déposer trois grains de maïs par-ci, assister et participer à une cérémonie dans un péristyle (partie publique du temple où ont lieu les cérémonies vaudou), déposer une offrande auprès du troisième mapou (arbre sacré, résidence des lwas guédé, les esprits de la mort) du rang quatre, acheter un bouquet de telle fleurs, à telle date et le laisser filer sur une eau calme et finalement, déposer une petite chaise en paille tressée au milieu d’un carrefour à quatre têtes (à quatre voies) à une heure bien précise. Et vous m’avez vue venir, si le mal persiste, c’est que l’une des étapes a mal été conduite. Et qu’il faut reprendre le processus du début sous peine de laisser les esprits errer vers des cieux bien plus graves…

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Dans un article sociologique un peu daté mais encore très cité dans le domaine de l’étude des religions et des syncrétismes, Laënnec Hurbon illustre la complexité des liens entre la sorcellerie et les pouvoirs politiques et économiques en Ayiti. Sorcellerie et pouvoir en Haïti, publié en 1979, se penche effectivement sur la recrudescence des fraternités de sorciers observée par Hurbon et ses informateurs de l’époque et le signe, selon lui, d’une «rupture entre le système culturel traditionnel et la nouvelle situation politico-économique dans le pays».

Il faut se rappeler que si le règne des Duvalier avait miraculeusement réussi à assurer une certaine stabilité aux masses silencieuses et dociles malgré la répression jusqu’à la fin des années 1970, la situation politico-économique allait effectivement se dégradant et les ayisiens ne savaient alors plus vraiment à quel saint se vouer – ils ont par ailleurs déterré la sépulture de Papa Doc – qui n’a jamais hésité à détourner la symbolique vaudou à son avantage – et battu ses restes lors de la chute de son fils en 1986.

Selon l’argumentaire d’Hurbon, le pouvoir, tout autant politique que vaudou, quand ce n’est pas leur deux à la fois, rendrait le peuple doublement vulnérable. Effrayé de part et d’autre des sphères confondues de la vie publique et de la vie privée ayisiennes.

«Ce qui nous est indiqué ici, ce n’est pas simplement une impuissance politique qui proviendrait du seul fait qu’on est inscrit dans le champ du vaudou. Ce serait alors tenir le vaudou pour un ordre purement idéologique, dont l’individu pourrait éventuellement se passer. Le vaudou est d’abord un ordre symbolique; à ce titre, il est intimement lié au mode de constitution de la personnalité. (…) C’est à tous les niveaux de la vie quotidienne que l’impuissance est ressentie. Plus qu’une fêlure, un éclatement du système culturel traditionnel se donne à lire dans cette recrudescence de la sorcellerie. Un soupçon généralisé est là. Les règles du jeu sont faussées. Mais un nouveau langage sera-t-il possible sur la table rase de l’ancien? Il est certain, en tout cas, qu’une conscientisation politique des masses qui passe à côté de la problématique du symbolique, ou plus précisément de la crise de l’ordre symbolique, a peu de chance de s’effectuer avec succès,» écrivait Hurbon, sept ans avant la chute de Bébé Doc et son exil en France.

Bref, en Ayiti, que l’on croit ou que l’on ne croit pas, et jusqu’à ce jour, on craint. Le pouvoir du monde des humains et le pouvoir du monde surnaturel.

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Bien des gens ont essayé d’instrumentaliser la religion et son symbolisme – vaudou ou autre – à leur profit politique depuis la chute des Duvalier. Aristide l’avait bien compris et sa récupération de la «théologie de la libération» l’aura porté au pouvoir une première fois en 1991. En 2003, il devait même céder un peu de terrain aux vaudouisants, reconnaissant la religion vaudou par voie juridique à l’occasion d’un arrêt ministériel (http://www.haiticulture.ch/haiti_decret_vodou_religion.html).

Cela a bien entendu été balayé par l’arrivée des troupes de la MINUSTAH en 2004, même si les vaudouisants ont toujours essayé de gagner un peu plus de terrain depuis, notamment en proposant un « avant projet de loi » sur la religion vaudou en Ayiti (http://www.vodouhaiti.org/projet-loi/chapitre1.html) pour asseoir leurs pouvoirs – allant même jusqu’à réclamer l’octroi de passeports diplomatiques pour les membres dignitaires des autorités officielles reconnues… (Article 72 d’un projet de loi demeuré lettre morte depuis).

Le découpage des «Départements ministériels», avec attributions et autres pouvoirs, remonte par ailleurs à 1924. Le «Ministère des Cultes» a depuis subi de nombreuses mutations et est aujourd’hui sous la responsabilité d’un seul homme, qui assume à la fois le poste de Ministre des «Affaires étrangères»…et des «Cultes»… peu importe son allégeance. (http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=44560)

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Ceci n’expliquant pas toujours parfaitement cela, le séisme du 12 janvier a créé un espèce de rebrassage des cartes religieuses. Le vaudou en a été une des grandes victimes (avec le catholicisme), surtout à Port-au-Prince, au profit d’un pentecôtisme qui ne cesse de gagner du terrain depuis les années 1970, selon les explications de Laënnec Hurbon, dans Les religions et le tremblement de terre, paru dans la revue Conjonction.

« En somme, on peut se demander si le vaudouisant n’a pas été plutôt désemparé devant la catastrophe à laquelle son système de croyances ne peut lui donner une explication rigoureuse, ou en tout cas satisfaisante. C’est peut-être pour cela que le vaudou est tolérant, ouvert à d’autres systèmes religieux et culturels au point de pouvoir intégrer maints éléments de ces systèmes, comme on l’observe pour l’utilisation des saints du catholicisme comme support aux divinités africaines », écrit le chercheur, soulignant que les temples vaudou ont ouvert leurs portes à l’Église de scientologie, arrivée dans la capitale seulement neuf jours après le séisme…

« Il n’y a aucun doute que nous disposons là d’un indice d’une religiosité à fleur de peau facilement exploitable dans un contexte du chaos provoqué par le séisme du 12 janvier. Il n’est pas inutile maintenant d’entreprendre quelques interrogations aux niveaux anthropologique et politique sur les enjeux de ce qui paraît être un emballement des religions en Ayiti depuis le tremblement de terre »…

Pas étonnant, considérant tout cela, que Martelly ait chantonné la fin de son discours d’assermentation sur des airs populaires et religieux le 14 mai dernier. Reste maintenant à voir quel saint homme pourra satisfaire les attentes du peuple, du président et de membres d’INITE pour le poste de premier ministre…

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Un professeur de l’université qui dispensait le cours «Religion et modernité» m’a envoyé un courriel sur ma boîte personnelle aujourd’hui – sortez la petite chaise et les grains de maïs. Elle voulait urgemment me parler sur Skype, à mon grand étonnement puisque je n’avais pas, à l’époque, daigné remettre le travail final – la mention « incomplet » figure d’ailleurs toujours à mon relevé de notes.. Moi qui avais eu la brillante idée d’unir économie et religion pour mon travail synthèse, en réfléchissant surtout au phénomène économique des « superchurches » organisées en villages quasi-indépendants aux États-Unis entre autres, je suis maintenant persuadée que je pourrais demander à un ougan de transformer ma note A+ – ou en D-, c’est selon – si je me mettais à réfléchir à la coexistence de la religion et de la modernité…