lundi 7 mars 2011

De l'art du bruit

Les décibels sont rois et maîtres en Haïti. Et le silence est une denrée rare qui ne s'achète pas facilement avec moins de deux dollars par jour, il faut croire. Le bruit fait en quelque sorte partie de la culture haïtienne: la vie dehors, les fenêtres ouvertes, la proximité. La musique s'écoute fort, les guitares sèches sont trimballées partout même par temps humide, les marchandes sollicitent les passants en hurlant leur inventaire et les Ayisiens n'hésitent pas à hausser le ton pour faire valoir leur point de vue. Dans L'Énigme du retour, Dany Laferrière écrit par ailleurs qu'interdire les klaxons à Port-au-Prince équivaudrait à une certaine forme de censure...

À ce propos, il faut expliquer que les feux de circulation ne sont pas légion, et ce, même dans la grouillante capitale. Les conducteurs manifestent donc leur présence et leurs intentions à grand coup de pout-pout. Sur l'autoroute, ils font ainsi peur au bétail — veaux, vaches, cochons, chèvres et autres mulets — qui traverse fréquemment la chaussée et préviennent les paysans et les enfants qui longent la route qu'ils doivent demeurer vigilants et ne pas modifier brusquement leur trajectoire. Tout bon dépassement sera également initié par un long klaxonnement sonore, signifiant tantôt aux motocyclistes qu'ils doivent céder le passage, tantôt aux voitures circulant en sens inverse qu'ils sont appelés soit à ralentir, soit à se ranger à leur droite pour faciliter la manoeuvre. Les postulats de base du réalisme politique s'appliquent donc ici au code de la route — la logique coût-avantage et la maximisation des intérêts, l'anarchie, la puissance (et par extension la survie et la sécurité), l'usage de la force, etc.

[...]

Certains sons sont agréables — les criquets de la nuit noire ou les chants d'oiseaux de tout acabit,  le vent, le bruit des vagues, les comptines enfantines qui filtrent des locaux de classe où les fenêtres sont presque toujours ouvertes, la musique naturelle de la langue créole ou celle de la pluie qui tombe toujours en soirée et qui berce plus rarement des nuits entières, les enfants qui s'amusent avec un rien... D'autres se situent dans le spectre allant de «rigolos» à «un peu dérangeants» — les sonneries de cellulaires (nombreux sont les Ayisiens qui possèdent deux appareils, ce qui donne parfois lieu à des situations cocasses, mais demeure pratique quand on est à l'autre bout du fil!), le bruit de la [re]construction, les aboiements des nombreux chiens errants, les réclames agressives ou les ambiances sonores qui agrémentent la radio parlée et les «preach» quotidiens, l'abus de Céline/Ginette Reno, les jeunes hommes qui rincent leur moto à toutes heures, etc. D'autres sons sont quant à eux carrément troublants — les coups de feu tirés au beau milieu de la nuit, les cris et les pleurs, les gémissements, les gargouillements de ventres affamés, les exaltations et les débordements des casques bleus en congé, les rumeurs qui courent sur eux et dont on redoute qu'elles soient en partie vraies, le bruit des bottes, et j'en passe. (J'y reviendrai si je pense à autre chose.)

Pour l'instant, je m'achète des bouchons et j'essaie d'aller dormir en me demandant si Machiavel a connu le sifflet...

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