mercredi 22 juin 2011

Des surpris et des hommes [politiques]

Le candidat au poste de Premier ministre désigné par le président Martelly, Daniel Gérard Rouzier, aura été la première victime du parti INITE — et par la bande, du Groupe des parlementaires pour le renouveau (GPR) —, majoritaire à la Chambre des députés et au Sénat. Et aussi le premier sacrifice humain à l'autel de la politique ayisienne depuis l'élection de celui qui a popularisé le rose.

Des 64 députés présents au vote, 42 ont voté en défaveur d'un PM Rouzier, 19 se sont prononcés pour  sa candidature et trois se sont abstenus. Évoquant tantôt des raisons d'ordre fiscal, tantôt la position de M. Rouzier à titre de consul honoraire de la Jamaïque, ou encore la conformité des documents d'identification soumis aux députés — ses passeports, notamment — la chambre basse réclame un autre candidat. Ils sont cependant plus d'un à croire que ce choix tranché est davantage motivé par des raisons politiques.

«Le résultat du vote prouve que les violons ne s'accordent pas entre le président Michel Martelly et la plateforme INITE, majoritaire dans les deux Assemblées. [...] Si Martelly a bien appris la leçon du vote de mardi, il va rapidement entreprendre les démarches nécessaires auprès du directoire de la plateforme INITE avant de choisir un nouveau Premier ministre», écrit Lemoine Bonneau dans l'éditorial du Nouvelliste au lendemain du vote, rappelant qu'avec une cinquantaine de députés tissés serrés au sein du GPR et 16 sénateurs à la Chambre haute, «la plateforme INITE est incontournable en ce qui a trait à la ratification du choix d'un Premier ministre ainsi qu'à l'approbation de la déclaration de [la] politique générale [de Martelly].»

Premier grand choc de la cohabitation, donc, venu piquer au vif cet hydre à têtes regénérescentes qu'est l'establishment gouvernemental ayisien — en particulier l'INITE par les temps qui courent à rebours — au grand dam d'un Michel Martelly passé au rouge pour l'occasion. «On ne perdra pas de temps. On cherche des solutions. Et mon équipe et moi ne laisserons pas le palais aujourd'hui sans trouver des solutions», a dit Martelly au Nouvelliste, ajoutant, entêté «qu'il ne perdra pas la bataille».
Coincé entre les attentes [élevées] d'un peuple qui vit dans des conditions misérables et qui l'a porté au pouvoir — avec deux gros coups de pouces des États-Unis et de la communauté internationale, il faut le souligner — et celles d'un parti INITE et de toute une classe politique bien plus soucieuse de ses propres intérêts que de ceux du peuple, Martelly, au pouvoir depuis presque 40 jours, devra éventuellement mettre le compromis à son agenda s'il veut pouvoir opérationnaliser son plan des 4E — emploi, éducation, environnement, état de droit...

Le principal intéressé dans ce dossier, Daniel Gérard Rouzier, demeure quant à lui philosophe, selon ses propos rapportés par le Nouvelliste. «J'apprends. C'est un cheminement,» a-t-il déclaré aux journalistes, émettant lui aussi des doutes quant à la nature «technique» de son rejet. «Il se pourrait que je ne corresponde pas au profil de Premier ministre que les députés voudraient voir travailler aux cotés du président», a-t-il nuancé, alimentant le flou sur son éventuelle implication au sein du gouvernement. Plusieurs voient d'ailleurs celui qui est «prêt à se sacrifier pour servir son pays», selon les propos du président Martelly, occuper un poste ministériel important...

Bras de fer politique [qui peut durer longtemps] à renouveler, donc. Pendant ce temps, le président Martelly, dans un message diffusé dans la soirée de mercredi, remercie la population «de ne pas être descendue dans les rues», brandissant la carte de la légitimité «démocratique» au visage des parlementaires et réitérant qu'il est temps que le changement promis prenne place, que la classe politique travaille dans l'intérêt de la population...

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«Lennie serra les doigts, se cramponna aux cheveux.
— Lâche-moi, cria-t-elle. Mais lâche-moi donc. Lennie était affolé. Son visage se contractait. Elle se mit à hurler et, de l'autre main, il lui couvrit la bouche et le nez.
— Non, j'vous en prie, supplia-t-il. Oh, j'vous en prie, ne faites pas ça. George se fâcherait.
Elle se débattait vigoureusement sous ses mains...
— Oh, je vous en prie, ne faites pas ça, supplia-t-il. George va dire que j'ai encore fait quelque chose de mal. Il m'laissera pas soigner les lapins.» — John Steinbeck, Des souris et des hommes

dimanche 19 juin 2011

La ruée vers l’or[dre]

Ils le savaient. Tôt ou tard, ils le savaient que ça allait venir, frémir, détruire… et reconstruire. Les officiels [ou officieux, c’est selon l’intérêt que l’on y trouve] ayisiens auraient dû le savoir aussi. Mais à quoi bon prévenir le peuple quand la manne permet de guérir le portefeuille des nantis et des bien positionnés? Pour des siècles et des siècles. Amène [le ca$h].
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«La ruée vers l’or commence», sous-titrait Kenneth Marten, ambassadeur des États-Unis en Ayiti, dans son rapport de 18h transmis à Washington quelque part entre la fin janvier et le début février 2010. Il voulait alors dire que «pendant qu’Haïti s’extirpe des décombres, différentes entreprises [des É.-U.] se positionnent pour vendre leurs concepts, produits et services», selon les fuites révélées cette semaine par l’hebdomadaire de la diaspora Haïti Liberté et obtenues des 1918 câbles diplomatiques remis par Wikileaks. « Le président Préval a rencontré le Général Wesley Clark, samedi [le 30 janvier], et a eu droit à une présentation de vente pour une maison à couche centrale en mousse résistante aux ouragans et aux séismes. »

Cet ancien candidat à la présidentielle américaine et ex-général des forces armées, le plus ou moins honorable Wesley Clark, dépendamment du côté de la frontière où l’on se trouve, agissait alors à titre de porte-parole pour InnoVida Holdings LLC, une entreprise de construction basée à Miami qui s’était engagée à «donner» 1000 maisons construites avec des panneaux en mousse pour les sans-abris ayisiens. Pour l’image, il était aussi accompagné de la star du basket Alonzo Mourning.

Une autre entreprise américaine de reprise après sinistre, «AshBritt a parlé à diverses institutions d’un plan national pour la reconstruction de tous les bâtiments du gouvernement», poursuit l’ambassadeur dans sa dépêche. «Et d’autres entreprises proposent leurs solutions de logements, d’aménagement de l’espace, ou d’autres concepts de construction. Chacune cherche à avoir l’oreille du président [Préval].»

Dans l’oreille de Préval, justement, le moustique insistant Lewis Lucke, coordonnateur de l’aide et des secours unifiés de Washington, chef d’orchestre des efforts d’aide américains en Ayiti. Avec plus de 27 ans d’expérience au sein de l’USAID — dont la supervision de plusieurs milliards de dollars de contrats pour la controversée Bechtel en Irak, où il était le directeur de la mission de l’USAID après l’invasion américaine —, Lucke aurait rencontré le président Préval et son Premier ministre Jean-Max Bellerive à au moins deux reprises dans les semaines consécutives au séisme du 12 janvier, d’après les informations coulées par Wikileaks.

Lewis Lucke, flairant la bonne affaire depuis sa position privilégiée, a démissionné de son poste de coordonnateur des secours pour Ayiti en avril 2010. « Il est devenu évident pour nous que si nous procédions comme il le faut, le séisme représentait autant une occasion qu’une calamité... Tellement de pots cassés, que nous avons là l’occasion de tout remettre en état, espérons-le, d’une meilleure manière et différemment,» avait-il alors déclaré à The Austin-American Statesman, un journal de sa ville natale. Mais avant de quitter ses fonctions, Lucke signe un contrat de 30 000$ avec AshBritt et son partenaire ayisien, CB Group — appartement apparemment à l’homme le plus riche d’Ayiti, Gilbert Biggio.

Fin 2010, Lucke intente une action en justice contre AshBritt et GB Group, réclamant près de 500 000$ et affirmant que ces compagnies « ne le payaient pas suffisamment pour ses services, dont celui d’intermédiaire pour mettre l'entrepreneur en contact avec des gens puissants et les aider à naviguer dans la bureaucratie gouvernementale », selon ses déclarations à l’agence Associated Press. Lucke avait aidé ces deux compagnies à obtenir des contrats de construction se chiffrant à plus de 20 millions de dollars…

Lucke travaille désormais pour le fournisseur de produits de maçonnerie MC Endeavors. Cette firme a récemment diffusé de nombreux communiqués de presse, encensant la déclaration du nouveau président ayisien Michel Martelly, qui a dit en anglais lors de son assermentation, le 14 mai dernier que «c’est une nouvelle Ayiti qui est désormais ouverte aux affaires».

Et Lucke ne se cache pas de faire fortune grâce au malheur des autres — une étude du Center for Economic and Policy Research révèle que seulement 2,5% des 200 millions de dollars distribués par l’USAID a été accordé à des entreprises ayisiennes. «C’est en quelque sorte la manière américaine», a-t-il confié à Haïti Liberté. « Vouloir faire des affaires ne signifie pas forcément que vous cherchez à être un rapace. Il n’y a rien d’insidieux... Ce n’était pas pire que l’Irak…».
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En Ayiti, le test de la réalité imposerait d'«Apprendre à vivre avec les failles», selon le titre de l'article de l'ingénieur, géologue, conseiller technique au Bureau des mines et de l'énergie, Claude Prépetit, publié dans Conjonction, la revue franco-haïtienne de l'Institut français d'Haïti (2011, no 223, Le séisme du 12 janvier en Haïti). «Pour tous ceux-là qui s'étaient penchés sur le sujet avant le 12 janvier, la catastrophe était inévitable lorsqu'on associait la composante de vulnérabilité mal gérée à celle de la menace peu quantifiée pour évaluer le degré de risque sismique en Haïti. C'était la chronique d'une tragédie annoncée à échéance inconnue.»

L'île d'Hispaniola est effectivement située à la jonction de deux plaques tectoniques — la plaque Caraïbe et la plaque Nord-Américaine. Le mouvement de ces plaques serait réparti sur plusieurs failles, dont deux systèmes majeurs connus avant le 12 janvier. Un au Nord, la faille septentrionale et un au Sud, la faille Enriquillo, reliant Pétionville et Tiburon — où le dernier séisme d'importance majeure a eu lieu en 1751. Or, c'est sur la faille de St-Marc, un système encore non répertorié, qu'aurait eu lieu le séisme du 12 janvier 2010... Ce qui laisse entrevoir, si l'on considère l'historique sismique de l'île, qu'un autre tremblement de terre important pourrait survenir.

L'anarchie avec laquelle s'opère la bidonvillisation de Port-au-Prince et des environs est certainement un facteur aggravant du bilan meurtrier du séisme du 12 janvier. Mais toujours selon Claude Prépetit, la menace sismique ne s'est pas pour autant dissipée et «d'autres segments de failles recèlent encore leur potentiel sismique, le Haïtiens devront désormais apprendre à vivre avec les failles».

Pour Laënnec Hurbon, directeur de recherche au CNRS lui aussi publié dans la revue Conjonction, «le caractère dévastateur du séisme du 12 janvier [...] demeure lié à l'incurie traditionnelle dont l'État  haïtien fait preuve depuis au moins un demi-siècle. On sait que par au moins trois fois des scientifiques ont signalé à l'État la possibilité d'un tremblement de terre démesuré: en 1984 (quand les spécialistes américains ont offert de placer une surveillance sismique à travers le pays et ont essuyé un refus catégorique de la part du gouvernement), puis en 1999 à travers le texte de Jocelyn David dans Les problèmes environnementaux de Port-au-Prince, et enfin en 2008 d'après le rapport de l'ingénieur Claude Prépetit.»

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Difficile de pointer un responsable du doigt lorsque la nature parle d'elle-même.  Reste le manque cruel de stratégie dans l'intérêt du bien commun au niveau politique en Ayiti qui profite malheureusement aux grands stratèges d'autres États peu soucieux du bien-être de la population. Et pourquoi ça changerait?

Cette semaine, le président Martelly et l'ancien président américain Bill Clinton posaient la première pierre des 400 «logements sociaux [en]durables» à construire en cent jours dans la localité de Zoranger, dans la commune de Croix-des-Bouquets. Ces logements de 35 mètres carrés — ça c'est 5x7m pour une famille! — doivent servir à loger quelques-uns des centaines de milliers de déplacés vivant actuellement dans les camps de déplacés...

mardi 14 juin 2011

Partir, c'est mourir un peu, mais mourir, c'est partir beaucoup*

Ce sont deux histoires qui se confondent. D’abord celle du choix déchirant de partir — en ne songeant qu’à un retour. Et puis celle de partir. Pour de bon. Au pays du non-retour. Celui où l’on n’a jamais vu personne porter un chapeau, selon le proverbe magnifiquement romancé par Dany Laferrière — et qui fait pourtant en sorte que plusieurs en portent un.
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La matinée est ensoleillée. Le tout-Pétionville a revêtu ses plus beaux habits. Médecins, officiels, politiques. Tout ce beau monde défile et vient offrir ses dernières salutations au défunt et ses sympathies aux éplorés qu’il laisse derrière, après une digne bataille.

Il a eu beau être sévère, strict, catégorique, pointilleux, redouté. Il a tracé au scalpel, dans un passé rapproché, l’avenir et le présent de nombreux chirurgiens ayisiens. Ceux-là mêmes qui ont tant redouté ses interventions alors qu’ils n’étaient que simples résidents — si cela peut être considéré comme une tâche simple.

Il a très certainement marqué sa génération et les suivantes. Tout comme il a laissé une trace immense en ce qui a trait à sa profession dans son pays. Et ce même s’il aura passé une partie de sa vie «lòt bò» — à l’extérieur d’Ayiti, toutes destinations confondues.
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Ils sont nombreux comme lui. Ses enfants sont sortis pour accéder à une meilleure éducation. À une spécialisation. Ses petits-enfants aussi. Ils sont «lòt bò». Loin de la famille, du pays. Ils ont eu la chance d’y être ou y sont encore. Avec cette conscience de leur ailleurs qui bat de l’aile sans eux. Qui battrait de l’aile même avec eux. Et sans lequel ils n’arrivent pas à s’envoler tout de même. Ici comme ailleurs.

Parfois, comme lui, ils reviennent. Avec tout ce dont le pays a besoin — sans nécessairement être capable de les recevoir à bras ouverts. Ils doivent encore se battre, comme ils l’ont fait «lòt bò». Qu’ils réussissent ou qu’ils se brûlent les ailes en tentant de le faire, c’est tout à leur honneur. Comme ça a été tout à son honneur. Et à celui de ses enfants. Ils sont si singulièrement capables de changer les choses. Petit à petit à petit.
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Aux funérailles, des enfants passés l’âge de raison qui se répandent avec raison. De nombreuses connaissances de la famille. Une femme qui émet des gémissements sonores, sans savoir comment elle pourra assurer son avenir maintenant que son emploi est mort. Et ce petit gamin qui zyeute depuis le parvis de l’église : il se demande ce à quoi ressemble «lòt bò». S’il n’est pas possible de trouver un petit «kob» pour aller voir lui-même…

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*Alphonse Allais

jeudi 9 juin 2011

Déshabiller Jean-Baptiste pour habiller Kevin

Le groupe de défense de la transparence Wikileaks a récemment remis à l'hebdomadaire Haïti Liberté plus de 1 918 câbles diplomatiques sur les relations entre les États-Unis et Ayiti s'échelonnant entre le 17 avril 2003 et le 28 février 2010. Y passent donc les périodes du coup d'État contre Aristide en février 2004, du règne de Préval — habile danseur en termes de politique étrangère entre les intérêts des États-Unis et ceux du Venezuela —, ainsi que les premiers instants après le tremblement de terre du 12 janvier 2010. Et ce qui en ressort n'a rien de beau : on peut entre autres dresser un «portrait extraordinaire de la gestion agressive de Washington à l'égard de la première nation souveraine de l'Amérique latine — et de ses tactiques sans merci pour protéger les intérêts économiques américains en Ayiti», selon les propos du magazine The Nation, le partenaire anglophone de Haïti Liberté dans la diffusion des informations ayant trait au coulage d'information de Wikileaks.

Prenons un dossier, pour exemple — parce qu'il y en a plusieurs. Juin 2009. Le Parlement ayisien adopte à l'unanimité une mesure qui doit faire augmenter le salaire minimum — alors de 70 gourdes par jour (1,75$, ou 22 sous de l'heure) — des travailleurs ayisiens à 5$ par jour, soit 62 sous de l'heure. La mesure est évidemment accueillie favorablement par la population, alors qu'une étude publiée l'année précédente par le Worker Rights Consortium établissait qu'il fallait à une famille ouvrière moyenne composé d'un travailleur et de deux dépendants, pour assurer ses frais de subsistance minimaux, 550 gourdes (13,75$) par jour.

Les propriétaires des usines d'assemblage du secteur ayisien exécutant des contrats pour Hanes, Fruit of the Loom, Levi's — appelons-les la petite bourgeoisie du tissu —, encouragés par le Département d'État américain, se sont cependant fortement mobilisés pour bloquer cette mesure destinée à améliorer, voire à rendre minimalement tolérable, le sort des travailleurs les moins bien rémunérés du continent, ont révélé les câbles diffusés par Wikileaks. Ils étaient prêts à consentir à une augmentation de 9 sous de l'heure, mais pas plus!

«Un engagement plus visible et plus actif de la part de Préval peut s’avérer crucial pour régler la question du salaire minimum et les protestations qui en ‘découleront’ – au risque de voir l’environnement politique échapper à tout contrôle », mettait en garde l’ambassadrice des É.-U., Janet Sanderson, dans un câble envoyé à Washington le 10 juin 2009.

Encouragés par le Département d'État américain donc, la petite bourgeoisie du tissu aurait poussé la machine pour effectuer un plaidoyer auprès du président René Préval, ainsi qu'auprès de plus de 40 autres membres du Parlement et d'autres partis politiques, effectuant  la sale besogne des Américains qui gardaient ainsi les mains propres.. et la mainmise sur les profits rappatriés par leurs géants du vêtement rendus possibles grâce à un réseau de sweatshops à proximité de la maison...  

Deux mois plus tard, en août 2009, la stratégie portait ses fruits. Le président Préval négociait avec le Parlement pour finalement établir un salaire minimum à deux niveaux : 125 gourdes (3,13 $) par jour pour l'industrie du textile et 200 gourdes (5 $) par jour pour tous les autres secteurs industriels et commerciaux...

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Comment expliquer l'aplaventrisme de la petite bourgeoisie du tissu devant les bonzes du lobbyisme de coulisse américains dans ce dossier, alors que d'autres câbles diplomatiques révèlent que la mesure sur l'augmentation du salaire minimum avait, en plus de sa popularité au sein du peuple ayisien, des appuis d'une majorité du secteur privé évoluant dans d'autres industries? L'équation est assez simple.

En 2006, le Congrès américain a adopté le projet de loi HOPE (Haitian Hemispheric Opportunity Through Partnership Encouragement) accordant aux manufactures de la zone d’assemblage d’Ayiti des incitatifs commerciaux préférentiels. Suivi deux ans plus tard par le projet de loi HOPE II, qui approfondissait ces incitatifs — en même temps que la dépendance de l'industrie ayisienne —, notamment par l'assistance technique et les programmes de formation de l'USAID — qui elle paie ses employés en dollars américains...

Le chargé d'Affaires de Washington affirmait entre autres, dans un câble confidentiel du 17 juillet 2009, que «des études financées par l’Association haïtienne de l’Industrie (ADIH) et l’USAID, visant l’impact de la multiplication par un facteur de près de trois du salaire minimum dans le secteur du textile, démontrent qu’un salaire minimum de 22 gourdes haïtiennes rendrait le secteur non viable économiquement et, par conséquent, forcerait les usines à fermer».

Les Américains avaient donc non seulement le monopole du capital, mais aussi de l'information — pas nécessairement distribuée également selon un communiqué de presse de la Plateforme Haïtienne de Plaidoyer pour un Développement Alternatif datant d'octobre 2009 : «Chaque fois que la question du salaire minimum a été abordée, [la bourgeoisie de la zone d’assemblage d’Haïti en] ADIH a tenté d’effrayer le gouvernement, disant que l’augmentation du salaire minimum signifierait la fermeture certaine et immédiate de l’industrie en Haïti et causerait une perte soudaine d’emplois. Dans un cas comme dans l’autre, c’était un mensonge.»

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Un article du Columbia Journalism Review, la publication critique des gradués en journalisme de l'Université Columbia a fait un calcul intéressant basé sur le nombre d'employés ayisiens de la compagnie Hanes et de ses profits de l'année 2010 : «As of last year Hanes had 3,200 Haitians making t-shirts for it. Paying each of them two bucks a day more would cost it about $1.6 million a year. Hanesbrands Incorporated made $211 million on $4.3 billion in sales last year, and presumably it would pass on at least some of its higher labor costs to consumers.»
Y'a des fois où les gens doivent avoir l'impression de se faire fourrer avant même d'avoir ôté leurs sous-vêtements... Cette fois-ci, cependant, ce sont encore les États-Unis qui se font prendre les culottes baissées. Mais pour ce que ça risque de changer dans la dynamique de couple...

mardi 7 juin 2011

Bergère, j'vois pas où tu pourrais entrer tes moutons...

Thony Bélizaire, Agence France-Presse
Bon, ok, j'avoue, je vous ai un peu menti. Mais pas délibérément — je ne vous ferais jamais ça, voyons! Disons que j'ai simplement parlé un peu vite dans ce billet sur la pluie..

Ça fait maintenant plus d'une semaine qu'il pleut des cordes sur Port-au-Prince — ainsi que dans plusieurs des neufs autres départements. On s'en balance, vous entends-je dire d'emblée. J'ai aussi l'habitude de la nonchalance sinon du désintérêt envers ces conversations d'ascenseur météorologiques. Mais quand la pluie pose ou aggrave des problèmes de santé publique, là c'est une autre histoire.

Parce que la pluie fait ici des morts. Déjà plus d'une vingtaine dans la région métropolitaine, selon la Protection civile. L'orage de lundi soir a été particulièrement violent — une large zone de dépression s'est installée au-dessus de la Mer des Caraïbes. Flashs d'éclairs zébrant le ciel et coups de tonnerre quasi simultanés. Pas même le temps de compter mille et un, mille et deux...

Inondations, coulées de boue emportant les «fatras», ces amoncellements de déchets que les Travaux publics ignorent jusqu'à la dégradation des infrastructures d'acqueducs (!) et jusqu'à l'empuantissement du quotidien des Portauprinciens, affaissement de maisons et de routes jamais entretenues depuis la chute de Duvalier : le ciel leur est vraiment tombé sur la tête. Eux qui sont pourtant si croyants, ils ont eu droit à toute une crise de larmes de la part du Bondye — et les jérémiades doivent se poursuivre jusqu'à jeudi...

«Port-au-Prince est mêlée ce matin», m'a dit le chauffeur, empruntant au coeur de Delmas ce qui serait chez nous considéré comme un chemin de traverse pour contourner le blokis, cet embouteillage perpétuel et caractéristique de la capitale — exponentialisé pour l'occasion. Routes bloquées parce que considérées comme dangereuses, ou rendues impraticables par les arbres tombés ou les remblais ayant cédé sous la forces des crues, les citadins ne savent effectivement plus où donner de la tête. Par ici on tente de remplir les crevasses avec du gravier, par là on teste la profondeur de l'étang boueux avant de passer en voiture... 

Aux nouvelles, les témoignages abondent. «Nous n'avons pas dormi», dit cette dame qui s'est retrouvée à la rue avec sa petite de trois-quatre ans. «Nous avons perdu tous nos papiers importants, le peu que nous possédions», raconte cette autre. Dans les camps, la situation est d'autant plus désolante : «Nous ne savons quoi faire avec l'arrivée de la saison cyclonique. Si l'on pouvait nous donner de nouvelles bâches, nous serions satisfaits, car nous ne pouvons plus vivre de cette manière», raconte  au Nouvelliste Marienne, une résidante du camp Acra, dans Delmas 33, l'une des zones les plus affectées où sont stationnées 14 000 personnes.

Selon le Système National de Gestion des Risques et des Désastres (SNGRD), Cité-Soleil vit sur les toits — la zone serait «marécageuse». À Gressier, l'inondation des camps n'a pas épargné la maison du maire. Tabarre — où a élu domicile Aristide, mais aussi la nouvelle Ambassade américaine et où est situé le Parc historique de la canne à sucre — est en situation critique, zone inondée puisque située sous le niveau de la mer... Et ainsi de suite...

Les prévisions des météorologues pour la saison cyclonique 2011 tournent autour 17 monstres pour la zone Caraïbes. Le niveau d'alerte orange est encore en vigueur. Et la communauté internationale pense faire face aux éléments avec des billets verts. Selon le coordonnateur humanitaire des Nations unies en Ayiti, Nigel Fisher, un budget de 21 millions de dollars américains a été élaboré pour la saison cyclonique. Seuls 8 millions auraient déjà été collectés... Une chance que les codes de couleurs existent pour simplifier des enjeux fichtrement plus compliqués...

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Depuis un peu plus d'une semaine, les têtes se retournent aussi sur le passage des tap-taps «pimpés». La structure arrière de certains de ces véhicules de transport «public» a effectivement été modifiée — la boîte de pick-up, à proprement parler. Y ont été installés des barrières verrouillées pour les distinguer des autres véhicules et un plancher de prélart «étanche» afin de contenir les déjections des malades. Avec une sirène qui ne manque pas d'attirer l'attention, on emporte ainsi vers les Centres de traitement du choléra (CTC) les personnes qui présentent les symptômes de la maladie épidémique — qui connait actuellement un regain [qui n'était pas sans être prévisible] étant donnée la saison pluvieuse...

Un article récent de La Presse canadienne rapporte que les équipes de Médecins sans frontières (MSF) ont traité plus de 2000 personnes la semaine dernière dans la capitale seulement — en date du 3 juin. Plus de 200 personnes se seraient en plus heurtées à des portes closes, les CTC n'arrivant pas à satisfaire la demande — un de ces centres a été emporté par les pluies diluviennes de lundi... Et Bev Oda, ministre canadienne de la Coopération internationale, attend de recevoir de «l'information» pour apporter son grain de sel : «Je crois qu'ils sont préparés pour la saison des pluies. Et évidemment nous surveillons toujours la situation et nous répondrons quand nous aurons reçu des informations»...

«Choléra! Choléra!», crient les enfants sur la route. Étant désormais habituée au traditionnel «Blan! Blan!» qu'ils me scandent d'ordinaire, je me demande si je ne suis pas en train de devenir daltonienne  — même si c'est très rare pour une fille — dans ce monde en noir, blanc et gris où l'on s'invente des codes de couleurs parce que la nuance n'existe pas. Et ce, même si l'on persiste à voir la vie en rose-Martelly...