dimanche 19 juin 2011

La ruée vers l’or[dre]

Ils le savaient. Tôt ou tard, ils le savaient que ça allait venir, frémir, détruire… et reconstruire. Les officiels [ou officieux, c’est selon l’intérêt que l’on y trouve] ayisiens auraient dû le savoir aussi. Mais à quoi bon prévenir le peuple quand la manne permet de guérir le portefeuille des nantis et des bien positionnés? Pour des siècles et des siècles. Amène [le ca$h].
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«La ruée vers l’or commence», sous-titrait Kenneth Marten, ambassadeur des États-Unis en Ayiti, dans son rapport de 18h transmis à Washington quelque part entre la fin janvier et le début février 2010. Il voulait alors dire que «pendant qu’Haïti s’extirpe des décombres, différentes entreprises [des É.-U.] se positionnent pour vendre leurs concepts, produits et services», selon les fuites révélées cette semaine par l’hebdomadaire de la diaspora Haïti Liberté et obtenues des 1918 câbles diplomatiques remis par Wikileaks. « Le président Préval a rencontré le Général Wesley Clark, samedi [le 30 janvier], et a eu droit à une présentation de vente pour une maison à couche centrale en mousse résistante aux ouragans et aux séismes. »

Cet ancien candidat à la présidentielle américaine et ex-général des forces armées, le plus ou moins honorable Wesley Clark, dépendamment du côté de la frontière où l’on se trouve, agissait alors à titre de porte-parole pour InnoVida Holdings LLC, une entreprise de construction basée à Miami qui s’était engagée à «donner» 1000 maisons construites avec des panneaux en mousse pour les sans-abris ayisiens. Pour l’image, il était aussi accompagné de la star du basket Alonzo Mourning.

Une autre entreprise américaine de reprise après sinistre, «AshBritt a parlé à diverses institutions d’un plan national pour la reconstruction de tous les bâtiments du gouvernement», poursuit l’ambassadeur dans sa dépêche. «Et d’autres entreprises proposent leurs solutions de logements, d’aménagement de l’espace, ou d’autres concepts de construction. Chacune cherche à avoir l’oreille du président [Préval].»

Dans l’oreille de Préval, justement, le moustique insistant Lewis Lucke, coordonnateur de l’aide et des secours unifiés de Washington, chef d’orchestre des efforts d’aide américains en Ayiti. Avec plus de 27 ans d’expérience au sein de l’USAID — dont la supervision de plusieurs milliards de dollars de contrats pour la controversée Bechtel en Irak, où il était le directeur de la mission de l’USAID après l’invasion américaine —, Lucke aurait rencontré le président Préval et son Premier ministre Jean-Max Bellerive à au moins deux reprises dans les semaines consécutives au séisme du 12 janvier, d’après les informations coulées par Wikileaks.

Lewis Lucke, flairant la bonne affaire depuis sa position privilégiée, a démissionné de son poste de coordonnateur des secours pour Ayiti en avril 2010. « Il est devenu évident pour nous que si nous procédions comme il le faut, le séisme représentait autant une occasion qu’une calamité... Tellement de pots cassés, que nous avons là l’occasion de tout remettre en état, espérons-le, d’une meilleure manière et différemment,» avait-il alors déclaré à The Austin-American Statesman, un journal de sa ville natale. Mais avant de quitter ses fonctions, Lucke signe un contrat de 30 000$ avec AshBritt et son partenaire ayisien, CB Group — appartement apparemment à l’homme le plus riche d’Ayiti, Gilbert Biggio.

Fin 2010, Lucke intente une action en justice contre AshBritt et GB Group, réclamant près de 500 000$ et affirmant que ces compagnies « ne le payaient pas suffisamment pour ses services, dont celui d’intermédiaire pour mettre l'entrepreneur en contact avec des gens puissants et les aider à naviguer dans la bureaucratie gouvernementale », selon ses déclarations à l’agence Associated Press. Lucke avait aidé ces deux compagnies à obtenir des contrats de construction se chiffrant à plus de 20 millions de dollars…

Lucke travaille désormais pour le fournisseur de produits de maçonnerie MC Endeavors. Cette firme a récemment diffusé de nombreux communiqués de presse, encensant la déclaration du nouveau président ayisien Michel Martelly, qui a dit en anglais lors de son assermentation, le 14 mai dernier que «c’est une nouvelle Ayiti qui est désormais ouverte aux affaires».

Et Lucke ne se cache pas de faire fortune grâce au malheur des autres — une étude du Center for Economic and Policy Research révèle que seulement 2,5% des 200 millions de dollars distribués par l’USAID a été accordé à des entreprises ayisiennes. «C’est en quelque sorte la manière américaine», a-t-il confié à Haïti Liberté. « Vouloir faire des affaires ne signifie pas forcément que vous cherchez à être un rapace. Il n’y a rien d’insidieux... Ce n’était pas pire que l’Irak…».
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En Ayiti, le test de la réalité imposerait d'«Apprendre à vivre avec les failles», selon le titre de l'article de l'ingénieur, géologue, conseiller technique au Bureau des mines et de l'énergie, Claude Prépetit, publié dans Conjonction, la revue franco-haïtienne de l'Institut français d'Haïti (2011, no 223, Le séisme du 12 janvier en Haïti). «Pour tous ceux-là qui s'étaient penchés sur le sujet avant le 12 janvier, la catastrophe était inévitable lorsqu'on associait la composante de vulnérabilité mal gérée à celle de la menace peu quantifiée pour évaluer le degré de risque sismique en Haïti. C'était la chronique d'une tragédie annoncée à échéance inconnue.»

L'île d'Hispaniola est effectivement située à la jonction de deux plaques tectoniques — la plaque Caraïbe et la plaque Nord-Américaine. Le mouvement de ces plaques serait réparti sur plusieurs failles, dont deux systèmes majeurs connus avant le 12 janvier. Un au Nord, la faille septentrionale et un au Sud, la faille Enriquillo, reliant Pétionville et Tiburon — où le dernier séisme d'importance majeure a eu lieu en 1751. Or, c'est sur la faille de St-Marc, un système encore non répertorié, qu'aurait eu lieu le séisme du 12 janvier 2010... Ce qui laisse entrevoir, si l'on considère l'historique sismique de l'île, qu'un autre tremblement de terre important pourrait survenir.

L'anarchie avec laquelle s'opère la bidonvillisation de Port-au-Prince et des environs est certainement un facteur aggravant du bilan meurtrier du séisme du 12 janvier. Mais toujours selon Claude Prépetit, la menace sismique ne s'est pas pour autant dissipée et «d'autres segments de failles recèlent encore leur potentiel sismique, le Haïtiens devront désormais apprendre à vivre avec les failles».

Pour Laënnec Hurbon, directeur de recherche au CNRS lui aussi publié dans la revue Conjonction, «le caractère dévastateur du séisme du 12 janvier [...] demeure lié à l'incurie traditionnelle dont l'État  haïtien fait preuve depuis au moins un demi-siècle. On sait que par au moins trois fois des scientifiques ont signalé à l'État la possibilité d'un tremblement de terre démesuré: en 1984 (quand les spécialistes américains ont offert de placer une surveillance sismique à travers le pays et ont essuyé un refus catégorique de la part du gouvernement), puis en 1999 à travers le texte de Jocelyn David dans Les problèmes environnementaux de Port-au-Prince, et enfin en 2008 d'après le rapport de l'ingénieur Claude Prépetit.»

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Difficile de pointer un responsable du doigt lorsque la nature parle d'elle-même.  Reste le manque cruel de stratégie dans l'intérêt du bien commun au niveau politique en Ayiti qui profite malheureusement aux grands stratèges d'autres États peu soucieux du bien-être de la population. Et pourquoi ça changerait?

Cette semaine, le président Martelly et l'ancien président américain Bill Clinton posaient la première pierre des 400 «logements sociaux [en]durables» à construire en cent jours dans la localité de Zoranger, dans la commune de Croix-des-Bouquets. Ces logements de 35 mètres carrés — ça c'est 5x7m pour une famille! — doivent servir à loger quelques-uns des centaines de milliers de déplacés vivant actuellement dans les camps de déplacés...

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