Le regard n’est pas toujours facile à soutenir à Port-au-Prince. Le spectacle dont nous sommes témoins tous les jours est parfois désolant, souvent troublant et nous renvoie toujours à notre petit confort indécent d’Occidentaux. Les moments où l’on peut oublier cette misère quotidienne sont rares et on apprend vite à en jouir au maximum lorsqu’ils passent. Hier soir, c’était l’un de ces moments où l’assèchement de nos humeurs aqueuses d’«expats» était directement proportionnel à notre incrédulité de voir Arcade Fire s’offrir à nos 400 yeux au mythique hôtel Oloffson. Vrai comme chus là!
La rumeur circulait tout bas depuis quelques jours. Des pancartes fluo minimalistes étaient disséminées dans la ville, annonçant le grand retour de RAM — un band de musique vaudou/transe qui se produit normalement tous les jeudis soirs à l’Oloffson, dont le chanteur Richard A. Morris est propriétaire — avec un «artiste invité canadien»…
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«— C’est qui tu crois?
— Dans mes rêves les plus fous, Arcade Fire?!!
— Heille, ça serait malade..! J’peux pas croire… Cette pensée folle m'a effleuré l'esprit aussi. Mais non, attends, ça se peut pas..»
La veille du spectacle, je téléphone à l’Oloffson pour de plus amples informations — je sais pas comment j’ai réussi à avoir la ligne, ça répond jamais!
«— Ouin, j’ai vu des affiches pour le spectacle de demain.
— Oui…
— J’aimerais savoir, qui est l’«artiste invité canadien»?
— Euh, pouvez-vous rappeler dans deux minutes, je vais aller m’informer..
— Pas de problème, mèsi anpil.
— […]
— Ouin, c’est encore moi, alors, cet «artiste invité canadien»?
— Arcate Fwire.
— Vous avez bien dit Arcade Fire??! Non, c’est sérieux??!
— Euh, oui, c’est ça, Arcade Fire.
— Malade, je suis vraiment excitée! C’est à quelle heure? On peut réserver? Qui jouera en premier? Vous êtes certaine, vous avez bien dit Arcade Fire?
— Oui, oui. Ça commence vers 8-9h.Vous voulez réserver?
— Mets-en! Je vous aime, madame!»
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J'ai passé l'après-midi à attendre à l'Oloffson pour une éventuelle entrevue avec le groupe — et à dicter mon fond de texte au téléphone à Montréal (on fait du journalisme de brousse ou on en fait pas!). L'endroit est charmant et décontracté. C'est l'un de ces rares bâtiments portauprinciens qui serve encore d'exemple pour illustrer le style architectural «gingerbread», proche cousin du style victorien avec ses dentelles de bois, ses lucarnes et ses galeries caractéristiques de la fin du XIVe siècle. C'est aussi là qu'a été tourné le film The Comedians avec Elisabeth Taylor et Richard Burton. Bref, pour plusieurs raisons, c'est un incontournable du quartier de Carrefour-feuilles — Le Nouvelliste rapportait récemment que ces morceaux de patrimoine sont par ailleurs en péril, une cinquantaine d'entre eux ayant été endommagés par le séisme sur un total de 204 bâtiments.
Jusqu'à 18h30-19h, j'ai donc eu le temps de me poser plusieurs questions, en plus d'explorer les lieux d'un oeil intéressé, l'autre étant fixé sur le lobby à l'affût de l'arrivée de Régine Chassagne, des frères Butler et de leurs acolytes. Puis, je me suis pincée quand un minibus est arrivé, avalant de travers une bouchée d'accra. Je me suis pincée encore quand j'ai vu les huit membres d'Arcade Fire débarquer du véhicule et saluer les curieux agglutinés autour d'eux. Et je me suis re-repincée quand je les ai vus installer eux-mêmes leurs instruments sur une scène à hauteur du plancher qui allait bientôt devenir le centre de l'attention. C'était vrai, ils étaient là. Et «fullband», en plus.
Mais pas d'entrevue. On garde ça entre nous. On ne sent pas le besoin de publiciser la chose... On comprend, les amis, «pa gen problem». Merci d'être là, tout simplement!
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Le spectacle était magique. Ils ont joué presqu'une heure et demie sous nos yeux satisfaits et incrédules, qui ne se croyaient pas eux-mêmes. Le clou a bien sûr été l'interprétation de la chanson Haiti, en toute fin de séance, juste avant un court rappel. Il était temps de les laisser filer. La première partie était terminée. Après tout, ils étaient venus, eux-aussi, pour voir RAM jouer chez eux!
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À la sortie, les putes de luxe se sont chargées de ramener nos yeux sur terre...
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Je vous fais un cadeau. Mon collègue Jean-François Labadie a capté quelques bouts du spectacle en vidéo, dont une reprise de Girls Just Want to Have Fun, de Cyndi Lauper. Il a accepté gentiment de me céder ce bout de film. Merci JF!
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