lundi 7 mars 2011

De l'art du bruit (2)

Ça y est. J'en suis. Je viens de recevoir un appel de sollicitation du candidat Michel Martelly sur mon téléphone portable! Bon, ok, il était pré-enregistré et tous les abonnés de Digicel en reçoivent de semblables, mais quand même, ça me fait pratiquement l'effet d'avoir le droit de vote et de pouvoir l'exercer — à l'instar de 22,87 % des Ayisiens enregistrés qui se sont présentés aux urnes le 28 novembre dernier...

«—Bonjou, se Michel Martelly, annonce-il, confiant.
—Allo, le vrai Michel Martelly, là?
—(par dessus ma réponse) Le 20 mas, vote tèt kale pou tout moun an lekol...»

Il serait difficile pour moi de résumer le reste du message étant donné que c'était en créole, que j'ai éclaté de rire, et que j'ai finalement raccroché avant la conclusion et l'élaboration du [non] programme du candidat, surexcitée tout de même par cette manifestation électorale qui me rappelle que je vais être le témoin privilégié d'un moment unique le 20 mars prochain. La situation demeure tout de même révélatrice d'un certain malaise à l'égard de cette mascarade électorale...

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Michel Martelly, alias «tèt kale» — en référence à son crâne rasé —, alias Sweet Miky, 50 ans, est une ancienne star du carnaval qui se déroule actuellement et jusqu'à mardi[-gras] partout en Haïti (on raconte qu'il y aurait déjà montré ses fesses et qu'il y aurait chanté vêtu de sous-vêtements féminins, balançant insanités par-dessus insanités à une foule gagnée d'avance). Le candidat de la rue qui porte les couleurs de Repons peyizan (Réponse paysanne), un parti plus ou moins inconnu avant l'ascension de la pop star, et qui vivait aux États-Unis jusqu'à tout récemment, est appuyé par une machine électorale puissante et s'est ainsi retrouvé au second tour de la présidentielle de façon un peu in extremis, devançant le candidat supporté par l'équipe au pouvoir de René Préval — Jude Célestin (INITE) menait pourtant Martelly dans les résultats préliminaires publiés le 7 décembre dernier. Le revirement de situation s'est effectué dans la controverse, et non sans une certaine ingérence de la communauté internationale, au premier chef de laquelle l'Organisation des États américains (OEA), qui a publié en janvier un rapport recommandant que la candidature de tèt kale soit retenue à la place de celle de Célestin — après une visite d'Hillary Clinton et des pressions de la part du Canada, de la France, de l'Union européenne (UE) et de la Mission des Nations unies pour la Stabilisation en Haïti (MINUSTAH).

Tèt kale, qui affrontera finalement Mirlande Manigat lors du deuxième tour de scrutin, est partout. On le voit et on l'entend beaucoup plus que Mme Manigat, dont l'âge (70 ans), les airs d'intellectuelle bourgeoise (elle est docteure en sciences politiques de la Sorbonne et diplômée de relations internationales de Sciences-Po, ancienne professeure de droit constitutionnel et vice-rectrice de l'Université Quisqueya et auteure de plusieurs publications), et surtout le passé politique (elle a fondé avec son mari le Rassemblement des démocrates nationaux progressistes (RDNP) en 1979; elle a été la première dame de la République en 1988 alors que son mari Leslie Manigat complétait un règne controversé et écourté à la suite d'un coup d'État, seulement quatre mois après avoir pris le pouvoir; et  elle a rejeté le mandat au Parlement que le peuple lui a confié en 2006, en signe de protestation au fait que son mari — encore lui! — avait, à son avis, été écarté injustement de la présidence au premier tour — ce que l'électorat ne lui a jamais vraiment pardonné) lui donnent du fil à retordre. Bref, tèt kale, même sans expérience et sans compétences réelles dans l'arène politique, réussit à mobiliser les couches populaires de l'électorat de façon beaucoup plus efficace que son adversaire, et ce, même s'il nous sollicite au téléphone sur l'heure du souper! En bon jargon, son message, aussi vide soit-il, passe mieux que celui de Mme Manigat...

Tout cela n'est cependant pas aussi simple qu'il y paraît et les choses pourraient bien changer dans le dernier droit de la campagne électorale, Mme Manigat multipliant les appuis extérieurs et tentant par tous les moyens — en visitant les quartiers populaires et en effectuant des visites à l'étranger, dont Montréal la semaine dernière — de briser son image de femme déconnectée du peuple. Et tout bouge si vite dans ce pays...

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La sollicitation téléphonique de Martelly avait par ailleurs déjà défrayé la chronique au premier tour, alors que les fameux robot-call franchissaient les frontières afin de rejoindre des représentants de la disapora installés aux États-Unis, des ONGs et des journalistes. Le Miami Herald rapportait d'ailleurs quelques jours avant le scrutin du 28 novembre que l'un de ces appels enregistrés avait causé l'évacuation de la base militaire de Fort Bragg, le personnel de l'armée américaine ayant confondu le message en langue étrangère avec une alerte à la bombe. Toujours selon le Miami Herald, la Federal Communications Commission (FCC) aurait par ailleurs ouvert une enquête sur ces appels automatiques, qui contreviendraient à la législation fédérale américaine...

Une question que  je me pose naïvement et officieusement même si je connais déjà la réponse officielle : Est-ce que les Ayisiens qui possèdent deux téléphones vont pouvoir voter deux fois?

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