jeudi 9 juin 2011

Déshabiller Jean-Baptiste pour habiller Kevin

Le groupe de défense de la transparence Wikileaks a récemment remis à l'hebdomadaire Haïti Liberté plus de 1 918 câbles diplomatiques sur les relations entre les États-Unis et Ayiti s'échelonnant entre le 17 avril 2003 et le 28 février 2010. Y passent donc les périodes du coup d'État contre Aristide en février 2004, du règne de Préval — habile danseur en termes de politique étrangère entre les intérêts des États-Unis et ceux du Venezuela —, ainsi que les premiers instants après le tremblement de terre du 12 janvier 2010. Et ce qui en ressort n'a rien de beau : on peut entre autres dresser un «portrait extraordinaire de la gestion agressive de Washington à l'égard de la première nation souveraine de l'Amérique latine — et de ses tactiques sans merci pour protéger les intérêts économiques américains en Ayiti», selon les propos du magazine The Nation, le partenaire anglophone de Haïti Liberté dans la diffusion des informations ayant trait au coulage d'information de Wikileaks.

Prenons un dossier, pour exemple — parce qu'il y en a plusieurs. Juin 2009. Le Parlement ayisien adopte à l'unanimité une mesure qui doit faire augmenter le salaire minimum — alors de 70 gourdes par jour (1,75$, ou 22 sous de l'heure) — des travailleurs ayisiens à 5$ par jour, soit 62 sous de l'heure. La mesure est évidemment accueillie favorablement par la population, alors qu'une étude publiée l'année précédente par le Worker Rights Consortium établissait qu'il fallait à une famille ouvrière moyenne composé d'un travailleur et de deux dépendants, pour assurer ses frais de subsistance minimaux, 550 gourdes (13,75$) par jour.

Les propriétaires des usines d'assemblage du secteur ayisien exécutant des contrats pour Hanes, Fruit of the Loom, Levi's — appelons-les la petite bourgeoisie du tissu —, encouragés par le Département d'État américain, se sont cependant fortement mobilisés pour bloquer cette mesure destinée à améliorer, voire à rendre minimalement tolérable, le sort des travailleurs les moins bien rémunérés du continent, ont révélé les câbles diffusés par Wikileaks. Ils étaient prêts à consentir à une augmentation de 9 sous de l'heure, mais pas plus!

«Un engagement plus visible et plus actif de la part de Préval peut s’avérer crucial pour régler la question du salaire minimum et les protestations qui en ‘découleront’ – au risque de voir l’environnement politique échapper à tout contrôle », mettait en garde l’ambassadrice des É.-U., Janet Sanderson, dans un câble envoyé à Washington le 10 juin 2009.

Encouragés par le Département d'État américain donc, la petite bourgeoisie du tissu aurait poussé la machine pour effectuer un plaidoyer auprès du président René Préval, ainsi qu'auprès de plus de 40 autres membres du Parlement et d'autres partis politiques, effectuant  la sale besogne des Américains qui gardaient ainsi les mains propres.. et la mainmise sur les profits rappatriés par leurs géants du vêtement rendus possibles grâce à un réseau de sweatshops à proximité de la maison...  

Deux mois plus tard, en août 2009, la stratégie portait ses fruits. Le président Préval négociait avec le Parlement pour finalement établir un salaire minimum à deux niveaux : 125 gourdes (3,13 $) par jour pour l'industrie du textile et 200 gourdes (5 $) par jour pour tous les autres secteurs industriels et commerciaux...

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Comment expliquer l'aplaventrisme de la petite bourgeoisie du tissu devant les bonzes du lobbyisme de coulisse américains dans ce dossier, alors que d'autres câbles diplomatiques révèlent que la mesure sur l'augmentation du salaire minimum avait, en plus de sa popularité au sein du peuple ayisien, des appuis d'une majorité du secteur privé évoluant dans d'autres industries? L'équation est assez simple.

En 2006, le Congrès américain a adopté le projet de loi HOPE (Haitian Hemispheric Opportunity Through Partnership Encouragement) accordant aux manufactures de la zone d’assemblage d’Ayiti des incitatifs commerciaux préférentiels. Suivi deux ans plus tard par le projet de loi HOPE II, qui approfondissait ces incitatifs — en même temps que la dépendance de l'industrie ayisienne —, notamment par l'assistance technique et les programmes de formation de l'USAID — qui elle paie ses employés en dollars américains...

Le chargé d'Affaires de Washington affirmait entre autres, dans un câble confidentiel du 17 juillet 2009, que «des études financées par l’Association haïtienne de l’Industrie (ADIH) et l’USAID, visant l’impact de la multiplication par un facteur de près de trois du salaire minimum dans le secteur du textile, démontrent qu’un salaire minimum de 22 gourdes haïtiennes rendrait le secteur non viable économiquement et, par conséquent, forcerait les usines à fermer».

Les Américains avaient donc non seulement le monopole du capital, mais aussi de l'information — pas nécessairement distribuée également selon un communiqué de presse de la Plateforme Haïtienne de Plaidoyer pour un Développement Alternatif datant d'octobre 2009 : «Chaque fois que la question du salaire minimum a été abordée, [la bourgeoisie de la zone d’assemblage d’Haïti en] ADIH a tenté d’effrayer le gouvernement, disant que l’augmentation du salaire minimum signifierait la fermeture certaine et immédiate de l’industrie en Haïti et causerait une perte soudaine d’emplois. Dans un cas comme dans l’autre, c’était un mensonge.»

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Un article du Columbia Journalism Review, la publication critique des gradués en journalisme de l'Université Columbia a fait un calcul intéressant basé sur le nombre d'employés ayisiens de la compagnie Hanes et de ses profits de l'année 2010 : «As of last year Hanes had 3,200 Haitians making t-shirts for it. Paying each of them two bucks a day more would cost it about $1.6 million a year. Hanesbrands Incorporated made $211 million on $4.3 billion in sales last year, and presumably it would pass on at least some of its higher labor costs to consumers.»
Y'a des fois où les gens doivent avoir l'impression de se faire fourrer avant même d'avoir ôté leurs sous-vêtements... Cette fois-ci, cependant, ce sont encore les États-Unis qui se font prendre les culottes baissées. Mais pour ce que ça risque de changer dans la dynamique de couple...

2 commentaires:

  1. Très bon blog, très intéressant. Je reviendrai souvent le lire. Christiane Choisnet.

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  2. Merci! Je retourne en Haïti très bientôt, justement... Au plaisir, Émilie

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